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Les frères Dardenne
Matière et mémoire

Ensemble, les frères Dardenne sont les auteurs d’une œuvre cinématographique puissante, engagée et reconnue internationalement. Depuis La Promesse et Rosetta sortis en salle à la fin des années 1990, ils ont imposé un style qui, selon Charlotte Garson, dépasse le réalisme social auquel on identifie généralement leur œuvre. La richesse du fonds confié à l’Imec permet de suivre au plus près l’écriture de leurs films.

Les frères Dardenne Matière et mémoire

« 09/01/2006. J’ai revu (DVD) Sunrise de Murnau. Dans la barque, quand l’homme est sur le point de tuer sa femme, de dos, debout, face à elle qui est assise, qui le regarde. […] Dans cette barque au milieu de l’eau, face à celle qu’il allait tuer, il s’enterre en cachant son visage, ses yeux derrière ses mains. Mouvement moral du corps. » Si, dans son journal de travail Au dos de nos images, Luc Dardenne relève ce mouvement moral du corps, c’est parce qu’il désigne précisément un principe de mise en scène que son frère et lui pratiquent depuis que, après les années de formation de Jean-Pierre au théâtre avec Armand Gatti et la production et la réalisation de documentaires, ils ont embrassé la fiction, d’abord avec l’expérience malheureuse de Je pense à vous (1992), dont ils ne veulent retenir que la collaboration joyeuse avec le scénariste Jean Gruault, puis avec La Promesse, en 1996, coup de maître. Quand Igor, adolescent fils d’un marchand de sommeil qui exploite des immigrés clandestins à Seraing, cherche à s’extirper des trafics paternels à l’aveuglette, la caméra fouille avec lui, sans temps d’avance : « l’écran ne cherche pas à donner un sens à la réalité », écrivait André Bazin à propos des films de Jean Renoir, « il nous la livre comme une grille promenée sur un document chiffré ». Commencer un film in medias res a permis aussi aux Dardenne de révéler des acteurs, le plus souvent non professionnels, Jérémie Renier, Olivier Gourmet, puis l’énergique Émilie Dequenne, physiquement rebelle dès l’ouverture de Rosetta (Palme d’or en 1999).

Les protagonistes du Silence de Lorna (2008) ou du Gamin au vélo (2011) foncent avec la même obstination individualiste, qu’ils soient joués par des inconnus ou des acteurs expérimentés (Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit, Adèle Haenel dans La Fille inconnue), et presque tous les films, loin d’un réalisme social diffus auquel ce cinéma est parfois réduit, ont pour enjeu le meurtre. La violence systémique n’est pas abstraite, elle façonne l’individu, rend caduque toute opposition rassurante entre déterminisme et responsabilité, d’où la sidérante sécheresse du très bressonien Le Jeune Ahmed (Prix de la mise en scène à Cannes en 2019). Davantage que des signatures stylistiques, le plan-séquence caméra à l’épaule qui suit le personnage avec un temps de retard ou le cadrage de dos sont les pôles nécessaires d’une tension entre la détermination d’un individu et l’opacité de ce qui le meut.

Les notes d’Au dos de nos images mais aussi les multiples versions des scenarii déposés à l’Imec en attestent: rien d’improvisateur ou d’approximatif dans ce cinéma-là. Comme leurs auteurs, les héros dardenniens s’équipent d’accessoires simples (une paire de bottes, un stéthoscope, une brosse à dents), mais ce sont des machines de précision, aptes à faire feu de tout bois, à se construire un microcosme où tout objet fait signe, avant qu’une défaillance, une chute, le surgissement d’un visage, ne fasse levier sur l’esprit. Pour que la caméra fasse organiquement advenir ce mouvement moral du corps, les archives témoignent qu’il faut une préparation rigoureuse, mais aussi une absence de complaisance qui amène à retrancher des scènes et des personnages entiers – à tailler dans le texte comme il faudra, au tournage, « perdre le cadre dans la matière ».

Charlotte Garson
Critique et rédactrice en chef adjointe des Cahiers du cinéma.


Frères Dardenne. La Promesse, dossier de travail, « scènes non conservées ou réécrites », 1992-1993. Archives Frères Dardenne/IMEC