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Post-Censure(s)

Nos sociétés démocratiques ont toujours opposé censure et liberté d’expression. Les chercheurs Catherine Brun et Philippe Roussin s’intéressent à l’élargissement de la notion de censure qui, à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, glisse vers une forme de surveillance généralisée, entraînant une autocensure grandissante.

Post-Censure(s)

La lutte contre la censure s’est souvent trouvée au cœur de l’histoire héroïsée du modernisme pour rendre compte du destin d’œuvres comme celles de Sade, de Joyce, D. H. Lawrence ou Burroughs… C’est ce récit que les démocraties libérales ont également opposé à la situation de la création dans les régimes totalitaires, lors des périodes de guerre froide ou aujourd’hui, et ce consensus libéral en matière de liberté d’expression a beaucoup fait pour définir les intellectuels occidentaux en tant que communauté. Rares en Occident sont ceux qui soutiendraient que la censure enrichit le langage artistique, ou qui verraient dans la censure un thème d’investigation esthétique plutôt qu’un objet de dénonciation.

La foi dans les vertus et les bénéfices sociaux de la liberté d’expression et du free speech a pourtant depuis été largement remise en cause. La critique féministe, par exemple, a attaqué la position libérale sur la pornographie.

Parallèlement, la notion s’est élargie. En affirmant que « la censure sociale n’est pas là où on empêche, mais là où l’on contraint de parler » (Sade, Fourier, Loyola), Barthes lui a donné l’allure d’un processus continu de filtrage des opinions conduisant à un conformisme idéologique et artistique. En créant le mot sensure (L’Outrage aux mots), Bernard Noël a souligné lui aussi combien les abus de langage et la privation de sens s’étaient substitués à la privation de parole. Bourdieu a ensuite assimilé l’exclusion discursive de certains groupes à une forme de censure préalable « parmi les plus efficaces et les mieux cachées » (Ce que parler veut dire). Un tel élargissement prend acte de l’effacement, dans les pays occidentaux, de la censure telle que le droit l’énonce, alors que l’attention des censeurs s’est déplacée des média en perte de vitesse (imprimés) vers d’autres plus populaires (visuels et numériques) et que la surveillance a succédé à la censure, à l’origine d’une autocensure grandissante.

Outre que les médias de masse de dimension internationale et les entreprises ont sans doute plus de pouvoir que la plupart des États, dans les sociétés libérales – où l’État affiche sa neutralité en matière de mœurs –, la « société civile » a surgi comme source critique et normative potentielle, privatisant la censure. Partout dans le monde, les exemples de pressions abondent, ces dernières années, ainsi que les poursuites intentées par diverses associations, communautés ou églises.

Contre un usage devenu abusif du terme « censure » dans les sociétés démocratiques, nous proposons d’appeler « post-censure(s) » les opérations civiles, médiatiques, numériques, multinationales de recouvrement ou de neutralisation de gestes créatifs, d’énoncés (même haineux), d’informations ou d’images jugés perturbateurs et de ce fait « offensants ».

Catherine Brun, université Sorbonne nouvelle – Paris 3, et Philippe Roussin, CNRS/EHESS, ont dirigé le numéro 106 de la revue Communications intitulé « Post-censure(s) » (Le Seuil, 2020).


Henry Miller. Édition caviardée [par l’éditeur] de La Crucifixion en rose. Livre premier  : Sexus,
Éditions de la Terre de feu, 1949. Emmanuel Pierrat, Censurés, éditions de l’IMEC, 2021.