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Marcel Detienne. Remueur d'idées

Spécialiste de la Grèce antique, l’anthropologue et historien Marcel Detienne, philologue érudit, a consacré sa vie de chercheur aux dieux de l’Olympe. Vincent Genin évoque les engagements intellectuels de ce « penseur conteur » dont les archives rejoignent, à l’Imec, celles de Jean-Pierre Vernant, son compagnon de route.

Marcel Detienne. Remueur d'idées

L’œuvre de Marcel Detienne (1935-2019) était connue, reconnue, mais sa silhouette s’était faite rare dans le monde de la recherche. Il fait retour, grâce à l’accueil de ses archives par l’Imec, retour par le papier, lui qui croyait tant aux livres, pour les aimer, les contester et, surtout, les écrire. Il fallait voir les murs de son bureau, de son ­sous-sol, d’autres pièces encore, tapissés d’ouvrages dans toutes les langues, subtilement ordonnés et représentant sans doute une des bibliothèques les plus riches et informées qui puisse exister autour de cette fameuse Grèce. Philologue et anthropologue, c’était un conteur tout à fait étonnant. Il fallait l’entendre parler des Danaïdes, de Cadmos ou d’Hermès, le dieu qui passe, qui est déjà parti lorsqu’on s’aperçoit qu’il est passé ; l’impromptu, l’imprévu, c’est Hermès.

Detienne était né en Belgique et, très jeune, il s’est rendu à Paris et a découvert l’École pratique des hautes études, le refuge qu’il espérait ; il y fera l’essentiel de sa carrière, avant de partir à Johns-Hopkins (Baltimore). Il y trouve Louis Gernet, Georges Dumézil, Claude Lévi-Strauss et Jean-Pierre Vernant, son compagnon de route pendant vingt ans, avant une
rupture pénible. La trajectoire intellectuelle de Detienne est digne de celle d’un peintre : il emprunte d’abord la voie des études pythagoriciennes et orphiques, puis celle de la lexicologie structurale, pour devenir ensuite un ­structuraliste passionné des aromates, avant une crise intellectuelle profonde. La Grèce ne peut être la mesure de toute chose. Le grand chantier comparatiste s’en suivra, de concert avec une concentration de son attention sur les dieux à partir de la fin des années 1970.

Je ne sais pas s’il existe à l’heure actuelle, tous pays confondus, un esprit en telle affinité subtile et douloureuse avec les dieux, avec une maîtrise étourdissante de la technique philologique. Lisez Dionysos à ciel ouvert. Le dieu du dedans et du dehors, du pur et de l’impur, le grand vivant, le grand perturbateur, lui l’enfant terrible qui chamboule l’économie générale de l’Olympe. Par sa seule existence, il en dévoile les entendus, les dérives, le dessous des cartes, bref, ce qui fait tenir l’édifice social. Detienne fut, à sa manière, un révélateur du monde de la recherche, par sa capacité à l’intégrer et à le contester. Il était passionné, gai, angoissé, vibrant. Pour les dieux et pour lui, relisons-le, en imprimé et en archives, lui qui écrivait en pattes de mouche. Revenons à ce grand remueur d’idées, ouvrant portes et fenêtres, par angoisse de l’enfermement, de l’aisance suspecte, avec sa folle érudition et la rigueur des vrais hétérodoxes.

Vincent Genin
Historien. École pratique des hautes études. Auteur de Avec Marcel Detienne, Labor et Fides, 2021.