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André Gorz et la pensée écologique
par Dominique Bourg

La pensée écologique d’André Gorz prend source dans la grande tradition d’émancipation des Lumières pour s’enraciner aussi dans l’héritage de Marx et de Sartre. Un penseur résolument moderne d’une existence libre et épanouie pour tous.

André Gorz, « La gauche et la société de la connaissance ». Manuscrit de la traduction par André Gorz de son intervention au colloque «Links zur Wissensgessellschaft », 2001.  Archives André Gorz/Imec. © Michaël Quemener/Imec
André Gorz, « La gauche et la société de la connaissance ». Manuscrit de la traduction par André Gorz de son intervention au colloque «Links zur Wissensgessellschaft », 2001. Archives André Gorz/Imec. © Michaël Quemener/Imec

Dominique Bourg est philosophe, professeur honoraire à l’université de Lausanne.

André Gorz a été et reste une figure importante de la pensée écologique. Il aura incarné une voie particulière, à dominante francophone, celle consistant à faire de l’écologie une refondation de la grande tradition d’émancipation des Lumières. Un des textes les plus clairs à cet égard est un article publié en 1992 par la revue Actuel Marx, sous le titre « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », récemment réédité par les PUF sous le titre Éloge du suffisant, avec un commentaire de Christophe Gilliand. Le souci de Gorz ne portait pas tant sur la nature en tant que telle, mais sur la qualité de nos existences, qualité inséparable des relations que nous nouons entre nous. Sa réflexion est totalement étrangère à la tradition des éthiques environnementales attachées au questionnement de la valeur intrinsèque de la nature. Elle est tout autant étrangère au courant des éthiques animales. Même peu de temps encore avant son décès, la question du changement climatique ne le taraudait guère. Non qu’il y ait été indifférent, mais parce qu’elle ne lui paraissait pas porteuse d’une quelconque quête de sens. La pensée de Gorz est ainsi résolument anthropocentrée et moderne. Elle s’enracine au-delà des Lumières dans l’héritage marxien, mais un Marx revisité au travers de Sartre et de l’existentialisme.

Et c’est justement cette approche qui fait paradoxalement de Gorz un penseur encore important. Il a su précisément discerner le meilleur de la grande tradition de l’émancipation et la séparer de sa gangue technoscientifique. Aucune adulation des sciences et techniques chez Gorz, comme s’il en avait été vacciné par sa formation initiale d’ingénieur à l’école de chimie de Lausanne. Aucune fascination chez lui pour les moyens, ni pour l’abstraction. Il n’oublie jamais que la fin de ces moyens que sont les techniques est une existence libre et épanouie pour tous. Il est ici l’héritier de l’Ivan Illich critique des techniques et de leur contre-

productivité ; mais en même temps je doute qu’il ait eu besoin d’Illich pour y parvenir, tant cette approche est enracinée dans son héritage intellectuel et théorique. Il est aux antipodes d’un progressisme de Bazard, d’une espèce de rationalisme sec qui aboutit au culte progressiste des objets techniques et autres marchandises. À une époque où les objets numériques abîment nos existences, ce n’est pas sans importance.

Enfin, j’aimerais clore ces quelques lignes en évoquant le dernier livre publié du vivant de Gorz, La Lettre à D. Non seulement cette Lettre se hisse parmi les grands monuments de la littérature consacrée à l’amour, mais elle constitue encore un trait d’union entre ses écrits théoriques et son véritable chef-d’œuvre, qui est tout autant celui de Dorine, à savoir leur existence de couple.


Article paru dans Les Carnets de l'Imec #13-14, à l'automne 2020