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Sphérades

Sphérades

C’est en 1976 que Pol Bury construit sa première « sculpture hydraulique », inaugurant ainsi une carrière de fontainier qui allait immédiatement prendre son essor auprès de collectionneurs, de grandes entreprises, d’institutions et de musées. Mais lorsque le ministère de la Culture lui demande deux fontaines pour la cour d’Orléans au Palais-Royal, il s’agit de sa première commande publique de fontaines en France, et l’artiste en est d’autant plus satisfait qu’elles doivent se situer au cœur de Paris, dans un site particulièrement prestigieux. Élaborées à la fois en fonction du lieu et de l’esprit dans lequel travaille l’artiste, elles seront intégralement fabriquées dans l’atelier de Perdreauville par Pol Bury et son assistant Pascal Gillard. Un important dossier professionnel est conservé dans le fonds, comportant nombre de plans, de croquis, de dessins techniques, de devis, de contrats d’assurance, de correspondance avec des entreprises ou de pièces administratives… Tout cela aboutit à l’inauguration officielle par le ministre Jack Lang le 5 novembre 1985.

Après les premières fontaines de Pol Bury, joliment baptisées par Pierre Descargues des « êtres à cylindres », voici le règne plus récent des « êtres à sphères » : sur une vasque octogonale elle-même inscrite dans un carré (celui des anciennes fontaines datant de Malraux), dix-sept sphères de métal poli, de cinq tailles différentes, viennent se poser comme des bulles sur la surface de l’eau, qui déborde en jupe de son plateau dans un bruit frais de ruissellement. La même fontaine deux fois répétée, dans une symétrie qui redouble la disposition en miroir déjà présente dans cette cour entourée de galeries, souligne la profondeur de cet espace rectangulaire.

Les réactions de la critique, dans l’ensemble, sont favorables. La presse parle de « géométrie subtile, d’ « effet miroir », de sphères animées « où se reflète l’architecture ». Cet écho élogieux ne se limite pas aux actualités parisiennes, mais paraît dans de très nombreux journaux de province. En particulier, le Courrier de Mantes fait sa une sur l’événement, avec toute une page intérieure consacrée à l’artiste. « À l’opposé des colonnes de Buren, peut-on y lire, [les deux fontaines] ont fait l’unanimité, ou presque. […] Il y a tout juste eu une pétition de riverains avant leur installation. » Le Figaro toutefois proteste en dénonçant des « fontaines disproportionnées » qui « dénaturent absolument » le caractère historique du lieu — lequel servait auparavant de parking, sans avoir jamais choqué la sensibilité esthétique de ce quotidien. Plus sévère encore est la réaction de Patrice Bachelard et Jean-Louis Gaillemin, qui signent dans Beaux-Arts Magazine un grand article consacré au Palais-Royal, où ne figurent que trois lignes concernant les fontaines : « Les boules de Bury qui étaient prometteuses sur la maquette s’avérèrent aussi chétives que pitoyables. Elles auraient dû disparaître en janvier, en même temps que ces décorations de Noël auxquelles elles font fâcheusement penser. » C’est toute la démarche esthétique de l’artiste, c’est l’esprit de son œuvre entière, c’est aussi l’incroyable travail de technicité et de précision exigé par la conception d’un artefact infiniment complexe qui se trouvent ainsi exécutés par ce jugement expéditif.

La comparaison avec l’œuvre voisine énoncée dans la suite de l’article enfonce plus encore le clou de la désapprobation, selon un procédé rhétorique bien connu : « Le projet de Buren est d’une toute autre envergure. Pour la première fois un artiste, et non des moindre […], essaye de trouver une solution originale à l’insertion d’une œuvre dans un environnement historique. » Le « pour la première fois » est sans doute injuste à l’égard d’autres artistes, et en particulier de Pol Bury qui a approfondi cette question dans ses écrits et prend soin, systématiquement, de superposer le dessin de ses fontaines au cadre auxquelles elles sont destinées, comme le prouve (entre autres montages) le document placé en tête de ce chapitre. Selon moi, la préférence généralement affichée, sinon par le tout-venant, du moins par le monde de l’art à l’égard de l’installation de Buren est due au caractère conceptuel des principes qui la justifient, tandis que celle de Bury se fonde sur une démarche de nature essentiellement poétique. Ses créations, de quelque nature qu’elles soient, sont toujours précédées, accompagnées ou prolongées par un halo de pensée qui ne trouve son expression véritable que par écrit, dans ses cahiers personnels ou ses publications. Dans le Journal d’une vacance, rédigé en juillet 1981, il réfléchit au tempérament de l’eau, qui, de nature capricieuse, doit être maîtrisée pour que l’on puisse en exploiter les ressources :

« L’eau, et son pouvoir hydraulique, jaillit, suinte, ondule, dérive.
Ruineuse, ravageuse, dévastatrice et salvatrice, elle a ses robinets, ses adductions.
Elle étonne par la simplicité de ses moyens, la multiplicité de ses pouvoirs.
L’eau est maternelle.
Chutant sur elle-même, elle clapote, glousse, crépite. La brise la taquine, la rafale la saute. »

Par tâtonnements et expérimentations successifs, l’artiste met au point toute une stratégie technique pour calculer au plus juste la part de la régulation et la part de l’aléatoire. S’il faut éviter que le passant ne reçoive une giclée au gré du vent, en même temps nul ne doit être capable de prévoir le point où une boule, en basculant, va entraîner avec elle tout le décor dans sa culbute. Chaque sculpture, chaque fontaine exprime à sa manière la philosophie de Pol Bury, dont la rigueur de pensée se croise avec la liberté narquoise héritée de son passé surréaliste.

Une autre raison explique la différence de traitement entre les réalisations des deux artistes : la polémique qui s’est focalisée autour de l’installation de Buren a considérablement nourri une argumentation foisonnante, pour ou contre, et cette bataille a pris une telle ampleur dans le temps qu’elle a quasiment occulté l’existence des autres œuvres contemporaines installées dans les lieux. Il n’est que de consulter l’article « Palais-Royal » sur Wikipedia pour le constater : seules sont présentées les fameuses « colonnes » ainsi que leur histoire, et pas un mot sur les fontaines.

Mais ce qui règle ces querelles, c’est tout simplement le comportement du public, qui a adopté l’une et l’autre cour : d’un côté, on joue au stylite ou l’on pratique la photo ou le selfie, de l’autre les gens s’asseyent sur les margelles pour grignoter leur déjeuner : la chanson du ruissellement de l’eau dans la vasque les désaltère. Ainsi les passants, en apprivoisant les lieux à leur convenance, ont-ils réconcilié, si jamais il y a eu divorce, les décors et leur contenu.

Toutefois les sphères, immobiles ou mouvantes, ne semblent pas s’occuper du cadre environnant. Tantôt l’une, tantôt l’autre penche rêveusement la ligne équinoxiale qui la ceinture, chacune centrée sur l’action secrète de l’eau à l’intérieur de son propre volume. Le caractère inopiné de leur hochement ainsi que la déformation des galeries reflétées par ces miroirs convexes crée un petit effet de dérision qui vient bousculer cette architecture régulière, immobile et guindée dans son ordonnance classique. La rotondité des boules s’oppose à la rigidité des lignes comme l’acier poli et ses éclats de lumière au beige rosé de la pierre : on dirait une photographie en noir et blanc collée sur une photographie couleurs.

Mais, en même temps, on pourrait dire que l’immobile et le mouvant, le rectiligne et le courbe, le brillant et le mat, le lisse et le rugueux se complètent comme la boule et le cube qui, comme l’écrit Pol Bury, s’apprivoisent l’une à l’autre en cohabitant dans un même espace.
Ainsi les deux fontaines du Palais-Royal parviennent-elles à la fois à narguer et à exalter la rigueur architecturale du site, et à réaliser cette quadrature du cercle visée par l’artiste dès le début de sa carrière : l’art de « faire sourire un carré ».

Frédérique Martin-Scherrer