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Pirotte

Pirotte

Longtemps, Ernest Pirotte fut un double de Bury-écrivain. Pour ceux qui ne connaissent pas encore cet alter ego, voici sa notice biographique, rédigée par E. P. lui-même :
« À force de ne pas mâcher ses mots, il contracta une gastrite, ce qui le rendit muet.
Mais il fallait à ce lutteur plus d’avatars pour le paralyser. Il s’adonna donc aux patins à roulettes et arriva par ce moyen à l’expression totale de son individu. Il perdit la raison alors qu’il voulait chausser ses patins par la tête. »

Nous voilà donc dûment informés sur la vie du personnage, mais on peut tout de même ajouter quelques précisions à cet épitome. Entre 1957 et 1969, la plume prolifique d’Ernest Pirotte signe trois fois plus de publications que Pol Bury : aux 75 pseudo-biographies du Petit Panthéon national et illustré des auteurs (où figure celle que l’on vient de citer) s’ajoutent quelque dix articles, une douzaine de « Préfaces » et quatre livres. Malgré cette bibliographie déjà conséquente, seul un de ses ouvrages figure dans le fonds Bury : le Journal d’un Faiseur, paru en 1966 dans la délicieuse collection des « Poquettes volantes ».

Toutefois, l’Imec conserve un document de choix : le portrait authentique et original d’Ernest Pirotte par l’artiste portugaise Lourdes Castro. On devine, dans ce tracé limité aux contours d’une tête, un crâne oblong, un cou épais et des moustaches en croc, linéaments qui lui confèrent un petit air Victor-Emmanuel II très XIXème. Même si, selon André Balthazar, le personnage, demeurant à Piéton, a humblement poursuivi « des années de labeur consciencieux dans l’administration des postes ou des chemins de fer », Monsieur Pirotte peut se permettre d’être excentrique tout en conservant son quant-à-soi.

Ce camouflage, en libérant l’écriture de tout souci de convenance, fut en tout cas bien utile à un artiste soucieux de distinguer, du moins dans un premier temps, les publications appartenant à la sphère de son art de celles qui relèvent de l’esprit Bul : à la charnière des années 1950-60, Pol Bury commence tout juste à se faire un nom dans le domaine du cinétisme, et ce n’est que lorsqu’il aura acquis un statut d’artiste reconnu qu’il pourra se permettre de faire paraître sans masque des écrits relevant de la veine pirottienne, ce dont il ne se privera certes pas. Mais avant d’en arriver à l’audace sans fard de L’Art à bicyclette ou à la parodie féroce des fictions de l’Art inopiné, la couverture Pirotte lui ouvre une perspective aussi formatrice en termes d’écriture qu’efficace en tant que protection. Pendant des années, Ernest Pirotte sera catalogué comme un auteur à part entière dans les index des bibliothèques, pour le plus grand plaisir des initiés aux activités post-surréalistes du Daily-Bul.

La naissance d’Ernest Pirotte coïncide avec celle de la revue Daily-Bul, et, parmi tous les pseudonymes adoptés par Pol Bury dans les articles qu’il y publie, celui-ci prend rapidement le statut d’un véritable hétéronyme. Ce nom croise deux sources, l’une innocente avec celui de la concierge du Professeur Halambique dans Le Sceptre d’Ottokar, l’autre plus sulfureuse en se référant au célèbre tueur belge que fut Nestor Pirotte — mais attention ! En 1957, ce dernier n’était pas encore le terrifiant serial killer qui devait sévir après sa libération en 1968, mais l’assassin mal dégrossi qui avait, sans guère se cacher, tué sa grand-tante pour s’emparer de son magot, à savoir l’équivalent de 15 euros actuels, et s’était vu condamner à la perpétuité pour ce crime inepte. Campé entre le monde de Tintin et celui du fait-divers, Ernest Pirotte, sous ses faux airs godiche, servira deux attitudes : l’une, complice et drôle, ne reculera devant aucune amicale absurdité, l’autre, offensive et ironique, couvrira d’éloges ridicules ceux qui, en art, se prennent trop au sérieux.

Pour les amis, Pirotte commettra plusieurs « Préfaces » destinées à servir d’introduction à des catalogues d’exposition ; l’Imec conserve nombre de lettres dans lesquelles le récipiendaire charge Pol Bury de remercier Pirotte pour son intervention, et l’on remarque que ces écrits, malgré leur extravagance, sont pour la plupart repris ultérieurement dans des monographies « sérieuses », preuve que les artistes ont apprécié le cadeau.

Dans ces prologues, Pirotte fait le Huron : il détaille la disposition de l’atelier de René Bertholo au lieu de rendre compte des œuvres, décrit minutieusement le dos des tableaux de Jan Voss ainsi que leur format, s’emploie à rivaliser de grimaces avec les visages difformes peints par Jacqueline de Jong, ou superpose tant de digressions dans la page qu’il consacre à Ezio Gribaudo qu’il finit par annuler son propos. Cependant, même dans les textes les plus abracadabrants, se glissent des remarques précises sur les réalisations des artistes ; ainsi Reinhoud, évoqué comme un garçonnet (quoique déjà pourvu de moustaches) assis à la table d’un repas de famille, est-il en train de pétrir de la mie de pain pour en faire des « bonshommes » semblables aux micro-sculptures qu’il expose à ce moment-là à la galerie Birch ; le récit apparemment sans queue ni tête destiné à présenter l’exposition de Pierre Alechinsky à la galerie Ortogono est en réalité un texte à contraintes composé avec les titres des œuvres exposées ; la mise en scène d’une rencontre énigmatique avec « l’ami Gustave » au pied de l’immeuble de Lourdes Castro se réfère au livre d’artiste que celle-ci est en train de composer autour de la figure de Gustave Flaubert… Par ailleurs, nombre d’allusions à des conversations, à des activités ou à des réalisations communes ne sont compréhensibles que par l’intéressé : la caractéristique principale des ces préfaces, c’est que toutes s’adressent personnellement à un destinataire, comme on peut le voir également dans d’autres publications d’Ernest Pirotte dédiées à un ami, tels La Croix et la Bannière, dans lequel Pirotte commente les dessins de Jan Voss, ou bien Achille Chavée Avocat, où il rend un hommage à la fois impertinent et affectueux au poète, à travers le commentaire d’une série de portraits photographiques signés Pol Bury.

Il faut préciser que Bury et Pirotte s’entre-préfacent à plusieurs reprises, ce qui ne fait qu’ajouter à une confusion voulue. Tel est le cas du Catalogue inopiné du musée imaginaire de la ville de Binche : Texte établi par Ernest Pirotte à propos de 22 dessins de Pierre Alechinsky, préfacé par Pol Bury, tandis que L’Art inopiné dans les Collections publiques, de Pol Bury, s’ouvre sur une préface de Pirotte. L’un et l’autre se traitent mutuellement comme des amis, c’est-à-dire avec la même fantaisie moqueuse et désinvolte.

En revanche, hors de la sphère conviviale du Daily-Bul et de ses collaborateurs, c’est-à-dire dans le monde de l’« esthétocratie » où règnent souvent excès de langage et horions, le persiflage de l’auteur-Pirotte se fait plus sarcastique, comme on peut le voir notamment dans les articles parodiques des numéros successifs de la revue Daily-Bul. Lorsqu’on y découvre, par exemple, une critique (faussement) élogieuse du dernier « Salon des Arts ménagers », des considérations portant sur la lessive Omo ou les appareils Moulinex, ou encore une herméneutique de la tenue vestimentaire des critiques d’art, il n’est pas difficile d’y voir autant d’épigrammes sur les mœurs artistiques du jour. Quant au Journal d’un Faiseur, il est si bien crypté que, si l’on en croit les notes de lecture existantes, bien peu ont compris le message de second degré ! Il s’agit d’un pseudo-journal de bord, rédigé par un artiste qui examine et commente sa production du jour avec un professionnalisme complaisant. Et bien que Pirotte évite soigneusement toute référence scatologique, une fois que l’on a décodé le système, on devine sans peine que l’objet de la satire concerne une certaine œuvre de Piero Manzoni, qui a donné lieu à des gloses infinies… et vaut son pesant d’or.

Frédérique Martin-Scherrer