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Bijoux

Bijoux

À partir du moment où Pol Bury accède à la vraie nature de sa quête artistique en quittant la peinture pour la sculpture, se pose la question du mouvement, c’est-à-dire de la source d’énergie.

Une telle mutation ne s’est pas faite du jour au lendemain. Après le surréalisme, Cobra, puis l’abstraction froide, il se sent peu à peu engagé dans une impasse. C’est en 1950 qu’il trouve son chemin de Damas en visitant une grande exposition de mobiles de Calder : « Je ne m’étais jamais senti aussi concerné par une œuvre. Dorénavant, il me fallait compter avec elle. L’ignorer, c’était m’ignorer. » Mais comment mettre en mouvement la peinture ? Il trouvera une première ouverture en découpant des formes qu’il monte sur un axe de manière que chaque visiteur puisse modifier la composition en la manipulant. Ces Plans mobiles, qui présentent une peinture transformable détachée du mur, sont déjà un petit pas en direction de la sculpture. Toutefois, si ce type d’intervention du spectateur est bien dans l’air du temps, l’artiste ne tarde pas à constater que ce qui est gagné au plan éthique est perdu sur le plan esthétique : l’opération en effet devient une sorte de jeu qui exclut la contemplation, et l’œuvre en est comme effacée. Il faut trouver autre chose.

Un pas de plus alors, et voici les Multiplans : des lattes de bois verticales, montées sur des axes et peintes sur chacune de leurs faces, tournent lentement grâce à un moteur. S’ouvrent alors de nouvelles perspectives dans la pensée de Pol Bury : l’intérêt profond qu’il se découvre pour les avantages de la lenteur et, en même temps, le sentiment tout aussi prégnant que la rotation est génératrice d’ennui. Tout en recourant à l’énergie électrique, il va falloir imaginer un moyen de rendre le mouvement aléatoire.

Dès lors, à force de bricoler les moteurs, de varier les formes, les couleurs et les matériaux de ses sculptures, l’artiste bâtit progressivement une œuvre à la fois étonnamment diverse et fondamentalement cohérente. Au principe de toutes ces lenteurs, une source unique : l’électricité. Qu’il s’agisse de bois ou de métal, d’œuvres monumentales ou de format réduit, de sculptures ou de reliefs, la vie des objets cinétiques dépend d’une prise électrique.

Par la suite, il explorera d’autres pistes en exploitant les pouvoirs de l’eau qui meut les cylindres et les sphères des fontaines, et même, plus tard encore, il adoptera le moyen le plus simple, suprême hommage au maître de l’aérien : le vent, force libre, gratuite et aléatoire, capable d’animer les quarante colonnes de l’université de Montpellier comme de faire virevolter les dernières œuvres de Pol Bury : les Girouettes.

Entretemps malgré tout, il a eu l’occasion d’expérimenter un autre moteur, tout aussi libre, gratuit et aléatoire que le vent : l’énergie qui habite le corps humain — plus précisément, celui de la femme. N’est-ce pas une femme d’ailleurs qui a incité Pol Bury à créer des bijoux ? Il a rencontré Velma lors de son précédent voyage aux Etats-Unis en 1966, et il en est tombé amoureux : voilà déjà une bonne raison pour avoir envie de dessiner bagues, bracelets et pendentifs. Au reste, tous les artistes connus de l’époque en réalisent, comme on peut le voir dans l’exposition « Jewelry by Contemporary Painters and Sculptors » au MOMA en octobre 1967, à laquelle participe notre artiste.

Or c’est justement en 1967 qu’il a abordé la sculpture en métal, notamment en laiton ou en cuivre, grands bijoux étincelants où se jouent les reflets des éléments mobiles. Les bijoux en or illustrent les mêmes principes, et le corps féminin devient galerie où s’exposent des œuvres d’art miniaturisées : la Muse devenue musée fournit l’énergie nécessaire à ces microcosmes dont le frémissement n’est autre que celui de l’anima, le souffle de vie universel.

Cependant, tout est affaire de regard. Pouls, respiration, gestes, tremblements, émotions, la source d’énergie elle-même devient éloquente : les bijoux révèlent les vibrations intérieures par le frisson des éléments mobiles et leurs éclats changeants. Ira-t-on jusqu’à dire qu’ils confessent des sentiments cachés ? Peut-être, du moins aux yeux d’un observateur émotionnellement investi.

Toutefois, peu désireux d’inclure ces considérations sentimentales dans son œuvre telle qu’il la conçoit, Pol Bury déclare pour sa part ne voir dans ses bijoux que des sculptures toutes semblables à celles qu’il réalise en grand. Il suffit de consulter leurs titres pour s’en convaincre : 97 tiges sur un carré, 4 cuvettes surmontées d’une boule ou 8 carrés superposés, telles sont les étiquettes qui désignent ses bagues… Pol Bury est bien le seul artiste, à ma connaissance, à donner à ses bijoux des titres aussi provocants dans leur refus de tout charme, de toute image ou de toute suggestion.

Lorsqu’on feuillette les catalogues d’exposition des bijoux de Pol Bury, on a l’impression de voir des reproductions de ses sculptures, tant les ressemblances s’imposent. Ce sont, par exemple, de petits plateaux sur lesquels tremblotent des boules ou se déplacent de petits arc de cercles, ou bien des cuvettes où se hérissent une multitude de bâtonnets, ou encore de fins anneaux mobiles montés sur des tiges… On note même des similitudes avec des fontaines : les sphères du palais-Royal ne sont-elles pas posées sur une vasque octogonale semblable à la cuvette en or de la bague photographiée ci-dessus ?

À l’époque où Pol Bury conçoit ces bijoux, ce n’est évidemment pas lui qui les fabrique. Ceux-ci sont réalisés à partir de maquettes en carton qu’il fait éditer, suivant les époques, par Giancarlo Montebello, François Gennari, Artcurial et le joaillier Jacques Bugin pour la galerie Maeght. La création de l’artiste en ce domaine se concentre principalement entre les années 1967 et 1975. Par la suite, Velma a reçu une patente qui lui permet de rééditer certains modèles avec la collaboration de Marco Filippini. Ainsi la première inspiratrice des bijoux de Pol Bury en devient-elle la mandataire pérenne.

Bagues, bracelets, tours de cou et pendants d’oreille, qui dorment dans leurs coffrets de velours, retrouvent vie et mouvement lorsque l’œuvre est portée à même la peau. Mais peut-on devenir soi-même une sculpture ? Pol Bury en a fait l’expérience avec son propre corps : « Par la lenteur, sournoisement contrariée, j’ai pu croire à la dilatation du temps. Mais ce que je parviens à réaliser sur l’objet que je fabrique, m’est-il possible de le faire sur mon corps et sa durée ? » Il s’y essaye alors qu’il perçoit le calme de la campagne, un soir, comme « une approche auditive de la mort », en imitant par sa posture une de ses œuvres : « Cela consiste à me faire exister en tant que volume assis, couché, debout. Volume que je perçois de l’intérieur vers l’extérieur. Volume mobile selon une volonté que je ne veux pas, à dessein, trop exigeante. Bouger la main, un pied, regarder légèrement à gauche, à droite, sans bouger la tête.
L’existence, sans grande ambition, de ce volume, suffit pendant quelques secondes pour me persuader de mon existence au présent. Mais quelques secondes ne font pas une journée de vie. » Aussi la dilatation du temps ne peut-elle être que déléguée à l’œuvre d’art, car « réduire l’existence du corps au temps biologique n’est pas donné aux humains. »

Pol Bury rédige ces réflexions dans son journal de 1973. À ce moment-là, il ignore qu’une vingtaine d’années plus tard, son corps lui jouera le mauvais tour de lui infliger des tremblements involontaires. Il ne le savait pas non plus lorsqu’en 1982, il envoyait à ses amis artistes, parmi les « sujets obligés » que le Daily-Bul imposait aux futurs participants de l’exposition D’un art Bul à l’autre, le thème suivant à illustrer : « Rencontre de Monsieur Parkinson et d’un artiste cinétique ».

Une rencontre qui devait lui être fatale — ce qui ne l’empêchait pas d’en plaisanter en notant que, au sommet de son art, il était lui-même devenu, au sens propre, un artiste cinétique.

Frédérique Martin-Scherrer