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Animate

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La plupart des bibliothèques, du moins celles qui possèdent des rarissima, exigent l’observance d’un rituel codifié : entre l’entrée dans les lieux et le livre sur la table, tout un protocole doit avoir été respecté par le postulant. À l’Abbaye d’Ardenne, ce cérémonial confine au génie du lieu. D’abord, la bibliothèque est une abbatiale, et l’on n’y pénètre qu’après avoir abandonné ses biens matériels dans un sas, espace symbolique entre le siècle et la clôture, le monde et la règle. Une fois dépouillé de son bagage profane, fors un crayon, une gomme et un ordinateur, le chercheur entre sous les croisées d’ogives et s’avance dans la nef jusqu’à l’autel du bibliothécaire où il dépose sa supplique. Les pièces d’archives sont alors retirées d’une crypte où s’alignent les reliquaires dans lesquels elles sont protégées des outrages du temps, puis transportées sur un chariot, au long d’un passage souterrain, depuis ces catacombes jusqu’à la lumière du jour. L’officiant pèse alors leur âme sur une fine balance, à l’octroi comme il le fera au retour. Silencieux, tout pénétré de la studieuse concentration de l’assemblée, le chercheur gagne enfin sa place d’un pas feutré et, tournant les feuillets, entame sa communion avec les morts.

Or dans l’hypogée où elles sont conservées, certaines pièces, plus volumineuses, sont archivées dans un magasin à part. Si une « Poquette volante » comme Le Petit Commencement — dont il a été question dans un des chapitres précédents — se dissimule au fond d’une chemise, d’autres ouvrages relèvent du monument. Tel est le cas, par exemple, de La Géométrille dé ramollisses, dont l’étui en bois a été transformé par Pol Bury en sculpture cinétique. Certes, le livre, en tant que support, a connu bien des aventures au XXe siècle : formes, dimensions, matériaux, impression, typographie, images, couleurs, texte, pages, couvertures, étuis, coffrets et jusqu’à l’idée-même de « livre » ou de ses fonctions, tout semble avoir été exploré de manière exhaustive. Cependant, parmi cette efflorescence, il n’existe, à ma connaissance, qu’un seul de ces singuliers objet qui soit censé fonctionner à l’électricité — et cette rareté, rangée dans son carton d’origine, repose sur un des rayons de l’Imec.

Pol Bury a en effet créé pour cet ouvrage un emboitage bien particulier : un coffre en bois de grand format, teinté de noir, sur la tranche duquel s’ouvre un étui destiné à loger le livre et une suite d’estampes. Au-dessous de ce compartiment s’en trouve un deuxième, peu profond, de couleur noire également. Dans la cavité ainsi ménagée s’alignent de petites sculptures en diverses essences de bois clair de formes géométriques, reliées à un moteur invisible placé dans le reste du compartiment. À l’arrière se love un cordon électrique dissimulé par un clapet. Lorsque la prise est branchée, carrés, losanges et autres figures tournicotent ou vacillent de manière aléatoire, infime, inattendue ; ainsi s’animent, en accédant à la troisième dimension, les figures de géométrie représentées sur les estampes encloses dans l’étui. À la fois livre et sculpture cinétique, cet objet hybride échappe aux catégories préconçues.

De fait, si l’emboitage est insolite, le contenu ne l’est pas moins. Deux pataphysiciens s’y rencontrent : André Martel, admis dès les années 50 au Collège de ‘Pataphysique, et Pol Bury, moins engagé sans doute dans les activités dudit Collège, le Daily-Bul l’occupant déjà suffisamment, mais tout de même intronisé Régent de Cinématoglyphe depuis le 22 absolu 93, à savoir le 29 septembre 1965. Le livre, publié en 1975 par les Éditions Maeght, conjoint les « ramollissements » de l’artiste au texte manuscrit du poète, qui, lui aussi, « ramollit » en quelque sorte le français courant en un jargon aussi inventif que savoureux quoique toujours compréhensible : le « paralloïdre ».

Le titre et le sous-titre : La Géométrille dé ramollisses. Textures paralloïdres d’André Martel vec dé mollimages de Pol Bury, donne un premier aperçu de cette « langue », que le Daily-Bul avait par ailleurs déjà repérée et publiée à plusieurs reprises. Le « mariage » entre texte et image est particulièrement réussi dans ce livre en ce sens qu’il se fonde sur le même principe de déformation de codes conventionnels, ici linguistiques, là géométriques. Les planches en effet représentent des séries de figures de plus en plus altérées, dessinées à la plume puis imprimées en couleurs sur Japon. Cercle, carré, triangle se gonflent de plis, de gibbosités, de distorsions, de sourires et de grimaces avec tant de vitalité qu’ils paraissent bouger d’une métamorphose à l’autre, tout en restant triangle, cercle ou carré. De la même façon, le « paralloïdre » ne disloque pas la syntaxe même si des jeux phonologiques ou orthographiques, des mots-valises, des néologismes et autre métaplasmes affectent le lexique. Si l’esprit libertaire imprégnant le commentaire d’André Martel s’accorde particulièrement bien à l’exubérante émancipation des figures, c’est aussi et surtout un même esprit fait d’humour, d’irrévérence et d’autodérision qui, circulant d’un médium à l’autre, assure l’unité de l’œuvre commune.

Pour honorer « Burypol » et ses variations fantasques, le « Martelandre » imagine toute une cosmogonie, selon laquelle la tendance de l’espèce humaine à dominer la Nature, notamment en l’enfermant dans les catégories abstraites du dictionnaire et de la géométrie plane, est battue en brèche par la magie des « Ramollisses », venues délivrer les « zaplatis » de la « géoplane » en réveillant leur énergie vitale.

Ce récit mythologique — nouvelle version de Flatland—, tout en célébrant les images avec lesquelles il entre en symbiose, raconte en même temps l’expérience vécue par son auteur, qui s’est délivré lui-même après guerre d’une existence banale et morose : « Le blockhaus a sauté qui m'enfermait depuis plus de trente ans. Et ravi, je me suis trouvé au grand air, en plein soleil, […] dans un état d'âme que j'ai nommé Paralloïdre ». Aussi est-ce d’une manière très personnelle qu’André Martel s’investit dans sa lecture des estampes et, au-delà, dans le regard qu’il porte sur les sculptures de Pol Bury.

Il s’en explique dans un dialogue imaginaire avec l’artiste que l’on peut lire dans la grande monographie Pol Bury, composée en 1973 et publiée chez Cosmos trois ans plus tard. Signalons par parenthèse que cet ouvrage essentiel devait paraître également aux éditions Propylaën, et que l’emboitage cinétique dont nous parlons avait été prévu pour cette édition allemande, laquelle n’a finalement pas vu le jour. Aussi Pol Bury a-t-il adapté le prototype de sa sculpture-livre à La Géométrille dé ramollisses qui se réalisait à la même époque. Dans une pseudo-interview, dont les questions et les réponses ont été rédigées par André Martel, celui-ci remarque qu’aucun mot du dictionnaire de la langue française n’est apte à désigner les « œuvres d’art qui bougent » de Pol Bury, le mot « sculpture » étant trop statique à son gré et « automate » trop mécanique : « Aussi, avec la méthode paralloïdre qui comporte des combinaisons possibles à l’infini, j’ai obtenu et créé le nom de :

               ANIMATE ».

Martel justifie son néologisme de manière plus que fantaisiste en le traduisant par vie + mort. En réalité, les deux parties du mot ne forment pas un oxymore, mais un pléonasme. Si le latin anima signifie bien « souffle de vie », le suffixe –mate est un dérivé du grec menos qui possède à peu près le même sens, tout en comportant l’idée de volonté, d’ardeur ou d’effort. C’est donc, si l’on en croit l’étymologie, une vie désirant vivre qui gît sur un des rayons souterrains de l’Imec. Si j’osais, je collerais sur le carton une belle étiquette en guise d’épigraphe :

Frédérique Martin-Scherrer