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Une aventure d’Edgar et Julien

Une aventure d’Edgar et Julien

Cette demi-douzaine de papiers manuscrits (dont quatre lettres de Julien Benda au jeune Edgar Nahoum) s’étage sur une courte période, environ deux mois, de la fin de l’année 1941 au début de l’année 1942. Ce qui s’y dit et ce qu’on y lit – tout chercheur sait que ces deux mots ne sont pas synonymes – s’éclaire par ce que racontera Edgar, près de quatre-vingts ans plus tard, dans Les souvenirs viennent à ma rencontre. Les quatre années du régime de Vichy vont transformer insensiblement l’étudiant en résistant, jusqu’à la plongée dans la clandestinité. Ces documents appartiennent encore à la première séquence mais la seconde, surdéterminée par la persécution antijuive, s’y invite déjà.

Le hasard d’une rencontre a mis l’étudiant parisien, réfugié à Toulouse, en relation avec l’écrivain parisien, réfugié, lui, à Carcassonne. Julien Benda est à la recherche d’une petite main -bénévole- capable de glaner pour lui en bibliothèque des citations à l’appui d’une cause qu’il affectionne : la dénonciation d’une phalange d’hommes de lettres contemporains auquel ce tenant d’un rationalisme radical reproche les errements d’une esthétique dominée par la sensualité, le sentimentalisme et l’émotion.

La lettre la plus ancienne, du 17 décembre 1941, date la prise de contact. Benda s’y révèle plein d’amabilité à l’endroit de ce jeune homme dont cinquante-quatre années le séparent – il gardera ce ton jusqu’au bout : Morin, dans ses Souvenirs, parlera d’« une courtoisie exquise » –. L’aîné – qui aurait pu devenir le maître de son cadet – est, à la veille de la guerre et du séisme culturel qu’elle déclenche, une célébrité de la vie intellectuelle. Sa Trahison des clercs de 1927 a été très lue et très commentée, encourageant Benda à devenir le grand « écrivain d’idées » -c’est sa formule- français des années 30. Dès 1918 il a, dans Belphégor, essai sur l’esthétique de la présente société française, argumenté, citations à l’appui, contre les multiples résurgences du romantisme, assimilé par ce pur classique à une pensée floue, exprimée dans « un style lâché et hâtif » (quatrième lettre).

Les citations transmises par son jeune auxiliaire sont destinées à nourrir le livre qu’il publiera chez Gallimard dès 1945 et dont le titre est, lui aussi, sans équivoque : La France byzantine, ou Le triomphe de la littérature pure : Mallarmé, Gide, Proust, Valéry, Alain, Giraudoux, Suarès, les Surréalistes : essai d'une psychologie originelle du littérateur. L’échange repéré ici semble concerner en priorité Gide et Valéry – vieilles têtes-de-turc de Benda – mais aussi le plus jeune Malraux ; l’extension aux surréalistes confirme que la croisade rationaliste se renouvelle incessamment. On notera au passage que le libéralisme de la maison Gallimard, plus que jamais identifiée ici à Jean Paulhan, accueille dans son catalogue le plus vigoureux critique des figures tutélaires de la NRF.

Dans ses Souvenirs Morin ne cache pas qu’il ne s’associe pas au combat de Benda mais les lettres témoignent de ce qu’il fait très correctement son travail de compilateur. Avec le recul il confirmera une vraie admiration devant l’ascétisme du vieil homme, qui vit dans petite chambre nue dont il est locataire et mène une vie spartiate, éclairée par quelques livres, parmi lesquels Morin remarque un Spinoza. Quand il aura pris ses distances avec lui non pour des raisons théoriques mais parce que la Résistance requiert désormais toute son énergie celui qui prend à cette occasion son pseudonyme définitif aura encore le temps de faire fabriquer une fausse carte d’identité pour Benda, menacé par la persécution antisémite : Raison supérieure, ou affection « romantique » ?...

Pascal Ory