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Hôtel des cèdres

Hôtel des cèdres

L’hôtel des Cèdres est un établissement de bonne tenue, dans le centre d’Orléans, rue du Maréchal Foch. Trois étoiles, 32 chambres, une façade de briques claires, un jardin sur l’arrière du bâtiment. Rien d’ostentatoire ni de dispendieux.

C’est là que descendent, à l’été 1969, quatre enquêteurs d’un genre particulier, des enquêteurs sociologiques. La fiche d’hôtel indique leurs noms, sans leurs prénoms : Burguière, Capellier, Morin, Paillard. Ce sont des genres de ghost busters, mais ils ne viennent pas chasser le fantôme, leur proie est encore plus évanescente, plus ectoplasmique : il s’agit d’une rumeur.

Cette rumeur, Edgar Morin (oui, il s’appelle Edgar) la découvre en lisant un article publié dans Le Monde quelques semaines plus tôt : des commerçants qui tiennent des boutiques de vêtements sont accusés d’utiliser leurs cabines d’essayage pour faire disparaître des jeunes filles, vendues à des réseaux de prostitution. Dans l’une des versions de la rumeur, elles sont acheminées par des souterrains jusqu’à un sous-marin qui les transporte au Moyen-Orient. Traite des Blanches et Mille et une nuits. Ce n’est pas la première fois que de telles rumeurs circulent, dans d’autres villes. Mais à Orléans, elle s’installe, conduit à des rassemblements menaçants devant les commerçants accusés, lesquels sont, comme par hasard, de confession juive. Ce qui pique la curiosité d’Edgar, qui obtient un financement du fonds social juif unifié pour aller voir sur place, accompagné de ses collègues. Petit budget, court séjour, mais instructif. Edgar et ses compagnons rapportent d’Orléans assez de matière pour publier un livre, très vite, à l’automne, la Rumeur d’Orléans, qui fera quelque bruit.

Bien entendu, le livre fait litière de cette rumeur infondée, mais le plus intéressant n’est pas là. L’interprétation sociologique que fait Edgar Morin de ce presque fait divers le replace dans l’épopée de la modernité des Trente Glorieuses mais aussi dans l’histoire de l’antisémitisme. L’apparition dans les villes petites et moyennes de ces boutiques de mode, avec leurs cabines d’essayage où des jeunes filles se déshabillent et ressortent en mini-jupe, effraie ou indispose les générations plus âgées qui y voient une forme de décadence morale, ou au moins de danger pour les moeurs. Moins qu’une explication, on cherche des coupables et les commerçants juifs sont des bouc-émissaires tout trouvés. Rejouent des mécanismes très anciens, archaïques, de stigmatisation, que la modernisation des années 1950-1960 n’a fait que recouvrir sans les faire disparaître.

Ce qui est intéressant aussi, dans cette sombre et ridicule affaire, c’est la méthode employée par Morin et ses collègues. Ce que le premier nomme, d’une expression pléonastique, une « sociologie du présent ». Il veut dire par là une sociologie qui s’apparente à un reportage journalistique, qui va voir sur place, rencontre les gens, les fait parler sans leur faire pour autant remplir de questionnaire comme le fait la sociologie traditionnelle. Morin ne cherche pas à établir de statistiques mais à comprendre ce qui se passe dans la tête des gens qu’il rencontre. Sociologie vivante et expérimentale, cherchant à établir à chaud un diagnostic sur un corps social malade, ce cas donne lieu à une publication rapide qui associe divers types de textes : extraits des journaux d’enquête, articles de presse, lettres ; ainsi, comme l’écrira plus tard Bernard Paillard (oui, il s’appelle Bernard) « le lecteur est-il à même de vérifier la base documentaire de ce travail », de suivre son déroulement, d’apprécier les questions qu’ont posées les enquêteurs et celles qu’ils se sont posées. Un appendice méthodologique « Principes d’une sociologie du présent » complète le tout mais, comme le note également Paillard, le concept ne fera pas florès. C’est qu’Edgar est déjà passé à autre chose, du côté de la Californie. Loin d’Orléans, de sa rumeur et de ses fantômes antisémites.

Laurent Martin