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Le parti serait-il une église?

Communisme

Cela ressemble à un fragment de nappe en papier, de ceux qu’on déchire soigneusement au moment de quitter les convives pour garder avec soi la trace d’un moment partagé. Au milieu des embrassades et des salutations, un geste rapide qui emporte un petit morceau de la discussion. Peut-être une histoire drôle, peut-être une histoire tout court – « L’autre jour, quand je l’ai rencontré, il a fini par me dire - Enfin voyons, le parti n’est pas une Église ! et il avait un tel un air de curé… ». Alors les convives ont ri. Ou peut-être pas. Et la phrase, avec ses allures de boutade, a été griffonnée à l’encre noire avant d’être empochée.

Ou c’est le dos d’une enveloppe jaune, de celles qui entourent parfois les liasses de feuilles et les tapuscrits. Peut-être la réaction d’un ami du parti à un article. La critique de la critique, par exemple après la lecture d’un article pour Esprit ? Celui-ci, en 1949, qui dit : « Le marxisme sait faire de la révolte contre l’histoire une acceptation de l’histoire, et de l’acceptation de l’histoire une révolte contre l’histoire ». Et le constat lapidaire en guise de post-scriptum, ajouté presque dix ans plus tard, au bas d’une page d’Autocritique : « De même l’apparition du Christ avait tué à l’avance tous les autres Messies possibles, ou du moins les avait réduits à n’être que des faux prophètes, ne remuant que les parcelles d’espoir qu’il avait oubliées ». Réaction du camarade, du lecteur, de l’ami, du compagnon, avec l’aura de certitude que l’on peut encore avoir en 1949 : « Mais comment peux-tu dire cela, voyons, tu le sais bien – le parti n’est pas une Église ».

Ou encore c’est une chemise en papier, un peu foncée par le temps, qui contenait un ensemble de notes. En biais, deux mentions : au crayon à papier « Scolastique », et en dessous, au crayon rouge « Parti ». La chemise a été déchirée, il a fallu en changer ; mais au dernier moment, on a choisi de garder la phrase et les deux mentions au crayon, pour mémoire. Fragment d’une époque qui fut. Parce que le parti exigeait du temps, comme la skholè ; parce que, s’il ne s’agissait pas de concilier la philosophie première et la théologie, c’est que, dans les années d’après-guerre, la philosophie première toute nouvelle que fournissait le parti était une théologie et demandait une adhésion totale. Pour certains une croyance au sens strict, pour d’autres une euphorie raisonnable, mais dans tous les cas une communion. Au parti, la disputatio était pratiquée avec intensité - « Enfin quoi, le parti n’est pas une Église ! » -, mais selon certaines règles qu’il s’agissait de respecter. Faire déborder le doute par-delà les limites du cadre établi, c’était malgré tout risquer l’apostasie. Ici, le presque apostat propose une variation étrange sur la figure du marrane : rester dedans mais ne plus y croire, ou y croire à moitié, ou mal, ou avec des doutes, être un « émigré de l’intérieur » comme le raconte le texte d’Autocritique.

Le mysticisme du parti est un matérialisme, il prend à bras-le-corps l’avenir et en fait le terrain exigeant et difficile de tous les possibles, comment lui refuser d’y croire ? Et en même temps, précisément parce qu’il en va de ces possibles futurs, la scolastique du parti en oublie le présent ; et quand celui-ci se rappelle aux consciences de manière stridente, il s’agit de détourner le regard. « Notre contradiction profonde était à double étage. C’était d’une part la contradiction entre le marxisme et le stalinisme, la critique de Marx et la foi stalinienne, si étrangement saisies l’une dans l’autre. C’était, à un niveau plus existentiel, la contradiction entre la foi et le doute, qui mettait en cause le marxisme-stalinisme de la vulgate en bloc (puisque nous n’arrivions pas à dissocier marxisme et stalinisme) et qui nous renvoyait au nihilisme », raconte le texte de 1958.

Quitter le parti signifie tout à la fois perdre un horizon et perdre une communauté. Cette violence-là est immense, elle demeure – on arrache le lambeau de la chemise déchirée qu’on est sur le point de jeter, et on garde pour soi ce fragment ironique de révolte – le parti n’est pas une Église. « Ce fut comme un malheur d’enfant. Énorme et très court », écrira Edgar Morin plus tard. Il ne suffit pas de dire, avec un air de curé… , il ne suffit sans doute pas non plus de faire de ce malheur la source d’une rancune inextinguible. Il s’agit juste, très simplement, de « naître expulsé ».

Judith Revel