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Aimer, archiver

Il y a longtemps, j’ai demandé à un ami où allait l’amour que l’on porte à quelqu’un, dès lors que l’histoire qui nous avait liés était morte. Où se dirige l’énergie qui tourne désormais à vide, alimentant ruminations, regrets, actes avortés, joies déchirantes, espérances vaines ? À quoi sert un sentiment, qu’aucun effort de la raison ou de la volonté n’a le pouvoir d’éteindre, un affect qui, sans sa réciproque, paraît inutilisé, inutile presque ? Vont-ils d’ailleurs quelque part ? Exigent-ils d’être redistribués aussitôt à quelqu’un, tel le vêtement d’une morte que l’on offre à une amie proche ?

Si l’énergie et le sentiment amoureux, en l’absence d’une finalité défunte, ne se dirigent nulle part (où iraient-ils d’ailleurs ? dans quelle direction ?), demeurent-ils immobiles, stockés, conservés en un lieu autre que l’archive immatérielle des souvenirs ? Existe-t-il une archive de l’amour, avec ses magasins, ses tiroirs bien rangés, ses cotes, ses registres, son ordre alphabétique, chronologique ou thématique, ses couloirs souterrains que leur couleur distingue, une ville invisible à la Italo Calvino, faite, comme les rêves, « de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre ».

Dans mes romans, je n’ai jamais fait le portrait de l’amour, sinon dans l’ombre portée d’une absence, d’un vide, d’une disparition. J’ai écrit le sentiment amoureux, comme je tentais, dans mes textes d’adolescente, de capturer les vibrations du jour à l’instant où il s’éteint, l’extinction lente de la lumière, sa disparition sinueuse, dramatique, qui me paraissait contenir un secret débordant les limites étriquées de mon être, un secret vaste, un secret impersonnel. Est-il impossible d’écrire l’amour, excepté au moment où il s’en va ? Le roman est-il analogue à l’autel vide, à l’assemblée muette, aux pieds desquels Jean-Jacques Rousseau place le « précieux dépôt » de sa solitude, fantasmée ou réelle ?

Toute chose en cache une autre. Tout écrivain est l’observateur, l’espion, le cambrioleur, le vampire de soi-même. Chacune de ses phrases constitue une tentative pour métamorphoser une sensation en souvenir. Non pas après coup : cette tentative-là, tout le monde la pratique, au point qu’elle peut valoir comme l’une des définitions possibles de notre mémoire automatique. Non pas après coup : à l’instant même où la sensation le surprend, l’atteint, le transforme ; à l’instant même où l’écrivain incorpore une sensation, aussi dérisoire soit-elle, aussi mystérieuse, déplaisante, opaque, rêche.

C’est l’un des noms de la maladie avec laquelle la condition d’écrivain se confond. Maladie qui était pour moi synonyme d’espionnage, d’embaumement, de cambriolage, de vampirisme, jusqu’au jour où, pénétrant l’enceinte de l’Imec, j’ai pressenti son autre nom : archivisme.

L’archivisme n’est pas l’embaumement. Embaumer, c’est ainsi que, depuis les premières atteintes dans l’enfance de cette fonction automatique, qui se déclenche toujours à l’improviste, littéralement quand ça (lui) chante, je me suis représenté l’acte d’écrire. Vivre en observateur, tel le personnage de Nathaniel Hawthorne, Wakefield, qui abandonne son foyer, au prétexte d’un voyage d’affaires et, sans raison autre que celle de s’effacer un court instant, traverse la rue pour, durant deux décennies arbitraires, observer/espionner son ancienne vie, son ancienne épouse, que sa disparition transforme en veuve fantôme, à moins que l’observateur lui-même ne se mue en spectre, jusqu’au jour où le spectre, traversant la rue une seconde fois, fait figure de revenant.

Je concevais la fiction comme cet apologue d’Hawthorne, ou comme la leçon, plus explicite encore, qu’Henry James livre dans un court roman, que j’ai traduit sous un titre programmatique : La Seconde Chance. La fiction est notre seconde chance — seconde, pas deuxième : il n’y en aura pas trois —, seule capable de sauver « notre monde mystérieux » de sa « confusion apparente » (Hawthorne), en exerçant « un petit envoûtement » qui console — à entendre « ironiquement » — de cette « frustration qui n’est que la vie et ne compte pas » (Henry James).

Une décennie après avoir demandé à un ami où allait l’amour que l’on porte à quelqu’un, dès lors que l’histoire qui nous avait liés était morte (la scène se passait dans un café aujourd’hui disparu), j’ai franchi l’enceinte de l’Imec pour découvrir les archives d’écrivains amoureux, ou plutôt, car telle fut ma découverte, d’écrivains affectés d’une variante de notre maladie commune — espionnage, embaumement, cambriolage, vampirisme — qu’en moi-même je nommai archivisme.

L’archivisme est l’une des formes de l’espionnage (observer le sujet amoureux : autrui que l’on aime ; soi-même qui l’aime et en est aimé) ; l’une des formes du cambriolage vampirique (dérober les traces, matérielles ou invisibles, de l’aventure amoureuse) ; l’une des formes de l’embaumement (momifier une présence vivante ou, dans sa variante entomologiste à la Vladimir Nabokov, épingler son amour sur la page, tel un papillon).

Mais comment épingler l’amour aux ailes gracieuses sans le figer en lépidoptère mort ? Comment archiver l’amour vivant ? Comment l’espionner sans traverser la rue et abandonner sa maison ? Comment transformer la personne que l’on aime en personnage que l’on espionne, tout en continuant à vivre, non avec le personnage envoûtant, mais avec la personne vivante, donc frustrante ?

Telle est l’histoire que cette exposition raconte. L’histoire d’écrivains archivant leur amour à l’instant même où il naît ; en conservant les traces à l’apparence la plus frivole (deux lèvres rouges, ailées, de lépidoptère), la plus dérisoire (une marguerite griffonnée en guise de message) ; en écrivant le récit inconnu, dangereux ; en accueillant le mystère vivant ; en acceptant le hors-champ qui échappe, jusqu’au prénom et au dénouement qu’ils ne choisissent pas ; en s’abstenant, malgré leur maladive tentation, de réécrire ce hors-champ.

Voilà ce qui m’a bouleversée, et me bouleverse encore : l’écrivain archiviste (de l’amour) ne cède pas à la tentation hitchcockienne d’embaumer une personne vivante, de lui nouer de force un chignon, afin que la vie frustrante ressemble à la fiction consolante. Dans cette archive de l’amour, il y a certes de l’obsession, de la perte, de la désolation, du manque à croire, du manque à être. Mais jamais au point de basculer dans la déliaison, la disjonction d’une fiction et d’un sujet qui demeurent vivants.

Ce qui importe, dans ces archives de sujets aimants et écrivants, c’est la possibilité de continuer à vivre l’amour que l’écrivain ne peut s’empêcher d’archiver ; de continuer à aimer la personne que l’écrivain ne peut s’empêcher de transformer en personnage ; de continuer à écrire le sentiment qui, à l’instar de toute sensation métamorphosée simultanément en souvenir, est indicible — il n’existe pas de mots pour écrire (l’amour) —, ou ineffable — il existe trop de mots pour écrire (l’amour).

Hélène Frappat

Hélène Frappat est romancière, essayiste, traductrice et critique de cinéma. Elle a publié plusieurs romans aux Éditions Allia et Actes Sud, dont Par effraction (2009), N’oublie pas de respirer (2014) et Le Dernier Fleuve (2019). Hélène Frappat a été commissaire de l'exposition L'Amour est une fiction présentée à l'abbaye d'Ardenne du 29 juin au 20 septembre 2020.