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Mauriac ou le refus des concentrations éditoriales

Mauriac ou le refus des concentrations éditoriales

Dans cette correspondance adressée à Bernard Privat, à la fois neveu et directeur des éditions Grasset, François Mauriac exprime un peu tardivement le sentiment de révolte qui s'est emparé des écrivains en octobre 1954 lorsque la Librairie Hachette a acquis 90,7 % du capital des éditions Bernard Grasset. Fragilisé à la Libération à cause de son attitude pour le moins complaisante envers les autorités d'Occupation, condamné par contumace en mai 1948, celui qui s'était voulu le « Napoléon de l'édition », son « Führer » disaient ses adversaires, avait été gracié l'année suivante. En 1953, amnistié, il avait pu reprendre la tête de la maison de la rue des Saints-Pères qu'il avait fondée en 1907. Toutefois, la décision d'un autre tribunal, autorisant Henri de Montherlant à rompre tous ses contrats et à les céder à Gaston Gallimard au même moment, avait convaincu l'éditeur que son temps était révolu. Il en tira une leçon qu'il livra, posthume, aux lecteurs de L'Évangile de l'édition selon Péguy. Dans ce livre, il rendait hommage à la génération des Michel Lévy, ces grands éditeurs du XIX^e^ siècle qui avaient su accorder leur confiance à des inconnus tels que le jeune Ernest Renan, et qui en avaient reçu en retour une fidélité absolue. Bernard Grasset ignorait cependant que Michel Lévy avait subi des reproches comparables à ceux que formulait François Mauriac un siècle plus tard. Dans la Revue anecdotique de décembre 1861, Charles Baudelaire écrivait en effet, sous couvert de l'anonymat :

« Avec l'achat de la Librairie Nouvelle (…) la maison Michel Lévy frères devient des plus considérables. On a soulevé à cette occasion une question fort délicate : celle de savoir si, à moins de clause expresse, une propriété intellectuelle peut passer de Pierre à Paul, si, par exemple, un auteur qui a voulu s'engager avec M. Bourdilliat, le cessionnaire, et non avec M. Lévy, peut, sans être consulté, être vendu à celui-ci par celui-là ».

En février 1963, François Mauriac parlait des écrivains de l'écurie Bernard Grasset « traités comme un vulgaire cheptel » par la Librairie Hachette neuf ans plus tôt. En 1990, à l'annonce d'une possible vente de la Librairie Gallimard, ses auteurs se mobilisèrent pour en refuser à l'avance les conséquences. On assista à une levée de boucliers identique en 2002, lors du rachat de Vivendi Universal Publishing par Jean-Luc Lagardère, et, en 2021, lors de la reprise du groupe Hachette par Vivendi, par ailleurs propriétaire d'Editis. Comme on le voit, depuis le début des années 1960, la concentration de l'édition française n'a cessé d'inquiéter les écrivains, et de les conduire à affirmer haut et fort la supériorité du droit moral de l'auteur sur le droit patrimonial. L'Antigone de Sophocle plaçait déjà les lois non écrites au-dessus des lois écrites de la cité, mais sa fin tragique explique l'amertume de François Mauriac et de tous ceux qui défendent la liberté absolue du créateur face aux propriétaires de ses œuvres.

Jean-Yves Mollier