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Charles Orengo, portrait d'un éditeur délégué

Charles Orengo, portrait d'un éditeur délégué

Cette lettre de Charles Orengo adressée au P-DG de la Librairie Hachette, le marquis Ithier de Roquemaurel, est d'autant plus émouvante qu'elle est écrite quelques semaines avant le décès de l'ancien président de la Librairie Fayard. Se sachant atteint d'un cancer et très affaibli par sa maladie, celui qui avait ranimé la vieille et poussiéreuse maison d'édition Plon après la Seconde Guerre mondiale donnait sa démission et demandait à son employeur de lui trouver un emploi compatible avec son état de santé. Le parcours de cet homme double ou triple, qui ne fut jamais un homme de l'ombre, bien au contraire, étonne par son caractère romanesque, voire un tantinet diabolique. Né en 1913 à Monaco, mais de nationalité française, journaliste puis employé de l'agence Havas avant 1939, il avait été embauché, comme des dizaines de ses confrères au chômage, par les services de l'information du ministère de la Propagande l'année suivante et il avait été affecté à la censure au bureau d'Annemasse à la fin de l'année 1941. Effectuant de nombreux allers et retours en Suisse, officiellement pour empêcher le passage de la littérature clandestine aux frontières, il fut envoyé ensuite à Privas puis à Annonay où il obtint le titre de contrôleur de 1ère classe. Entre-temps, il avait créé les Éditions du Rocher où le rejoignit, fin 1944, Jean Mistler, pétainiste convaincu, comme lui, et qui cherchait, lui aussi, à se recycler à la veille de la victoire des Alliés.

À la Libération, Charles Orengo témoigna en faveur de Maurice Bourdel, P-DG de la maison Plon, qui l'aurait aidé dès 1943, et il se prévalut d'une activité de résistant pour faciliter son intégration dans le monde de l'édition parisienne. Conseiller technique de la Librairie Plon en 1949, directeur littéraire en 1955, il fut le véritable artisan de sa modernisation et de son ouverture aux sciences humaines, mais, en décembre 1960, il fut brutalement remercié par Maurice Bourdel qui le soupçonnait de jouer le rôle d'un cheval de Troie de la Librairie Hachette. Celle-ci avait racheté des actions de la maison qui éditait Claude Lévi-Strauss, Philippe Ariès et le général de Gaulle, et siégeait ainsi au conseil d'administration de cette entreprise qui cherchait un repreneur. Nommé à la direction de la Librairie Hachette, dépendant directement de Robert Meunier du Houssoy, son P-DG jusqu'en 1968, puis de son successeur, Ithier de Roquemaurel, il entra chez Fayard en 1965 avant d'en devenir, en 1967, le Directeur général adjoint, puis le Président en 1970. Au total, ce personnage que Françoise Verny décrivait comme un intrigant ou un Père Joseph, mais à qui Michel Déon reconnaissait le mérite d'avoir redoré l'image de marque de la « vieille dame de la rue Garancière », aura occupé des postes-clés dans l'édition française entre 1945 et 1974. Il témoigne, par la complexité de son parcours, des mutations d'un système éditorial soumis aux aléas de l'Histoire dans une période d'intenses transformations de l'économie et de la société.

Jean-Yves Mollier