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Singulier

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La feuille A4 est en papier blanc, que je suppose un peu jauni, peut-être seulement à cause de la prise de vue : le document que je regarde sur mon écran est une photo numérique du document papier, le ou la photographe n'a pas cherché à organiser la lumière pour éviter de grandes plages d'ombre. La feuille a été posée pour la photo sur un autre document - livre ou revue ? -- illustré de photos en noir et blanc que j'aperçois un peu par transparence et aux marges de la photo. La typographie évoque une machine à écrire, peut-être électrique, et la présentation rigoureuse me fait penser que même si certains paragraphes abandonnent le style impersonnel pour la première personne («  j'aime beaucoup enseigner... »), ce n'est pas Dominique qui a dactylographié ce drôle de document.

Dans l'angle haut à droite, une inscription (des lettres, des chiffres, un code), légèrement en biais et suspendue dans un espace laissé vide, atteste que cette feuille simple est devenue archive et appartient désormais à un « fonds ». Ecrite au crayon à papier, elle pourrait être effacée, comme si on avait pris soin de laisser la possibilité d'un retour en arrière. *

*Cette introduction a été rédigée car l'auteur a reçu une première photographie de l'archive avant que le document ne soit photographié par un professionnel, tel que présenté ici. Nous avons jugé ce préambule intéressant et avons décidé de le garder.

Singulier

« DOMINIQUE BAGOUET », en lettres capitales, se détache comme un titre, suivi de 3 lignes :

Age : 29 ans (9/07/51)

Signe Zodiacal : Cancer ascendant verseau

Né à Angoulème (Charente)

Après cet en-tête, 7 petits paragraphes assortis d'une lettre (de A à G) et d'un sous-titre, et un dernier paragraphe non numéroté ni titré, séparé des autres par une petite ligne continue et centrée (j'imagine le doigt appuyant de façon répétée sur la touche « trait d'union » pour réaliser cette ligne).

La précision administrative d'un CV, mais l'humour peut-être mêlé de mystique (petit, il voulait être un Saint). La date de naissance complétée par son âge permet de calculer la date du document : on est en 1980. Cette date invoque deux réflexions, deux autres calculs : en 1980, cela fait quatre ans que Dominique Bagouet a créé sa première pièce chorégraphique, Chanson de nuit. Et c'est aussi l'année de la création, pour lui, du « Centre chorégraphique régional de Montpellier », qui apparaît dans le texte : « surtout depuis qu'avec Montpellier les possibilités de vrai travail sont réalisables. Un texte, donc, pris dans un moment bien singulier.

Cela se présente comme un CV, mais ce pourrait aussi être le « plan détaillé » d'un exercice scolaire : « Décrivez les différents aspects du métier de chorégraphe aujourd'hui, en vous appuyant sur des exemples et des situations précis ». Ça oscille entre des phrases au style impersonnel (« Composition : les méthodes sont assez variables mais se rejoignent dans le principe d'attention aux interprètes... ») et à la première personne (« C'est important pour moi de danser mais actuellement je danse de moins en moins... »). La présentation pourrait évoquer aussi une liste des pièces du répertoire, mais aucune n'y est nommée, encore moins présentée, en dehors des deux titres cités dans le premier paragraphe : « Après les deux premières chorégraphies 'Chanson de Nuit' et 'Endenich'... » Et ça se termine plutôt en forme de manifeste : « La danse française ne doit pas être considérée comme un sous- produit, elle renaît très fort et a besoin de vivre ».

J'imagine Dominique rédigeant ce texte avec application, à la main, peut-être pour lui-même, puis le confiant à quelqu'une (ce ne serait pas un homme qui le taperait à la machine) en se disant que ça pourrait servir. Ou peut-être cédant à l'insistance de celles et ceux qui s'occupent du développement de la compagnie et qui ont organisé son installation à Montpellier. « Il faudrait un texte court, simple et clair sur l'ensemble de ton travail, pour communiquer avec les politiques et la presse ».

J'imagine que le même exercice, exécuté dans les dernières des 12 années qu'il aura passé à Montpellier, aurait mieux réussi son adhésion aux formats et aux rhétoriques des dossiers de production, diffusion ou demandes de subvention, et que je n'aurais eu aucun doute sur la nature ou l'intention de ce texte, comme c'est le cas ici. Le format et la mise en page auraient suivi la charte graphique du Centre chorégraphique devenu depuis longtemps « national », et surtout, d'autres que Dominique auraient rédigé le premier jet (peut-être même moi... il m'est arrivé d'écrire pour la compagnie). Pourtant, je ne suis pas sûre que les thématiques égrenées auraient fondamentalement changé : faire compagnie, travailler le geste (« style ») ; faire évoluer le travail par le renouvellement des collaborations artistiques ; faire de l'interprète le moteur du travail chorégraphique et de la composition (« les méthodes ... se rejoignent dans le principe d'attention aux interprètes, à leurs spécificités, leurs différences ou leur qualités communes ») ; danser, ou ne pas danser dans ses propres pièces ; faire de la compagnie un creuset et un soutien pour d'autres chorégraphes.

Collectif

J'aimerais dire que ma compagnie, comme d'autres, est malade de ne pas danser, trop peu de spectacles en rapport avec les heures innombrables de répétitions. Un manque de confiance ?...La danse française ne doit pas être considérée comme un sous-produit, elle renait très fort et a besoin de vivre.

En 1992, ce dernier paragraphe, après la petite ligne de séparation comme pour le détacher de la série précédente, aurait sans doute une autre teneur : la situation, en 1992, avait bien changé pour Dominique Bagouet comme pour l'ensemble de « la danse française ». Mais il y aurait figuré.

En lisant ce paragraphe, j'entends sa voix, grave et chantante. L'énoncé sérieux, affirmatif, d'un chorégraphe et directeur de compagnie. J'entends le sentiment de sa légitimité adossé à la danse classique et son passage par le Ballet du XXème siècle. J'ai beaucoup écrit sur le doute, le paradoxe, la défaillance et la maladresse comme figures centrales de son écriture gestuelle et chorégraphique. Mais aujourd'hui, dans ce dernier paragraphe je crois reconnaître aussi l'assurance masculine et la conviction de sa propre valeur. Il a 29 ans, il chorégraphie depuis 4 ans et il peut parler pour la danse française même si, à ma connaissance, il n'était pas dans les mobilisations de danseurs, les syndicats, qui pourtant n'étaient pas inexistants à l'époque. Mais dans le conditionnel initial (« j'aimerais dire »), je reconnais aussi la douceur et la courtoisie, la dynamique souple et spiralée de sa prise de parole revendicative. Je reconnais aussi que bien souvent, quand Dominique disait « je », il pensait bien au-delà de lui-même. Dans cette conclusion, il ne s'agit pas que de soi : en 1980, Dominique se sent une responsabilité qui n'est pas seulement vis-à-vis de son propre travail, pas seulement vis-à-vis des danseurs de la compagnie, pas seulement vis-à-vis des autres compagnies que la sienne, mais vis-à-vis de la danse française.

Ce titre, « Dominique Bagouet », pour un texte difficile à catégoriser, raconte ainsi autant quelque chose des personnalités artistique, publique et individuelle incarnées sous ce nom propre, que quelque chose de « la danse française » de l'époque. Au début des années 80, d'autres compagnies de danse sont des collectifs chorégraphiques, et ne portent pas le nom d'un ou une chorégraphe : Lolita, Beau Geste, Le four solaire... Leur structuration collective ne survivra pas aux années 80 et toutes adopteront le modèle « une compagnie, un chorégraphe », plus ou moins imposé par les tutelles, les règles d'attribution des subventions et les usages du milieu.

Et pourtant, cet intitulé individualiste ne cesse d'invoquer le collectif, et ce texte dit quelque chose de sa façon d'être chorégraphe : à la fois très directif, revendiquant sans hésitation l'auctorialité de son œuvre, mais sur un mode qui ne cesse d'aspirer du commun. Il y a l'importance du « groupe d'amis » du début, et des « interprètes » tout au long du texte -- et de la compagnie. Il y a ces « autres chorégraphes » qui sont invités à créer leurs premières pièces au sein de la compagnie ; et finalement, toute la danse française, qu'il s'agit de défendre. « Dominique Bagouet », le nom propre et le titre, c'est effectivement autant soi-même que quelque chose de bien plus grand que soi, et où le souci des autres est omni présent.

Archiver, archiviste, archivation ?

J'ai choisi ce document, parmi ceux qui m'ont été proposés, parce que je ne l'ai pas reconnu. Au moment où la Compagnie Bagouet s'est arrêtée, a quitté les locaux du Centre chorégraphique et la ville de Montpellier, j'étais en train d'écrire ma thèse sur son œuvre chorégraphique et Liliane Martinez m'a confié la tâche d'organiser les archives en vue de leur départ, tout en faisant des copies de tout ce qui pouvait être utile à ma recherche. Directrice administrative de la compagnie, venant du monde du théâtre, elle n'avait pas attendu la mort de Dominique pour s'en préoccuper et Claudine Arignon, chargée de la communication, avait déjà bien engagé la mise en ordre des ressources, laissées à l'abandon depuis des années. Elle effectuait ce travail du plus récent vers le plus ancien, et n'avait encore traité que les quelques années les plus récentes.

Ce premier classement était organisé selon une logique de compagnie en activité, où les documents à visée publique (professionnels, tutelles, presse, publics) sont innombrables, et où les sources strictement artistiques (comme les cahiers de notes des artistes ou encore les vidéos de travail) relèvent presque de la sphère privée et échappent, la plupart du temps, au classement par les équipes. Selon ce classement déjà existant à mon arrivée, je ne sais pas dans quel type de boîte, et sous quelle étiquette, aurait pu être classée cette feuille volante au contenu atypique. J'ai pu l'avoir entre les mains, à l'époque, et l'avoir oubliée depuis. Peut-être aussi a-t-elle été retrouvée plus tard, après le premier dépôt des « archives » à l'IMEC, dans les versements ultérieurs et successifs qui ont dû se poursuivre alors que cette culture de l'archive devenait progressivement familière à l'entourage de Bagouet, et en particulier aux danseurs des Carnets Bagouet. Mais peut être aussi l'ai-je classée moi-même dans une boîte quelconque, sans y attacher beaucoup d'importance, car les informations textuelles que l'on y trouve ne m'ont pas semblé apporter d'éléments différents de tous les matériaux publics -- dossiers administratifs, dossiers de presse, notes d'intention, articles -- que je rangeais à tour de bras, dans un contre-la-montre avec la date de déménagement.

En 1993, il y a trente ans, l'apprentie chercheuse que j'étais (qui se sent plutôt journaliste et critique que chercheuse) n'avait aucun savoir archivistique et historiographique. Mon projet de thèse n'était pas un projet historique mais je ne suis même pas certaine que je m'en rendais compte. D'autres jeunes chercheuses en danse à la même époque (notamment Isabelle Launay, devenue depuis mon amie et ma collègue, qui rencontrera les Carnets Bagouet et l'œuvre de Dominique bien plus tard) auraient sans doute vu cet ensemble sous l'angle de la recherche, mais je ne les avais pas encore rencontrées.

Je classe, donc, je colle des étiquettes, mets en boîtes et en cartons, j'asperge de désinfectant, je déroule le scotch, je mets au rebut les excédents de certains documents.

Mes gestes participent, à leur échelle, à l'ensemble bien plus vaste de gestes de clôture que les membres de la compagnie, artistes, administrateurs, sont en train d'accomplir : Dominique Bagouet est mort, la compagnie s'arrête, tous ses membres vont se disperser, les locaux doivent être libérés. Et pourtant, ces gestes ont une double direction que personne ne peut tout à fait savoir, ni ignorer, à ce moment-là : ils ouvrent aussi l'aventure vertigineuse des Carnets Bagouet, une association de danseurs dont le titre pointait vers une multiplicité de centres possibles : celui de la mémoire du chorégraphe disparu, et dans son nom, l'empreinte d'une famille dont quelques traces étaient déjà sensible dans l'œuvre. Celui de l'écrit, l'archive, la trace, alors même que les danseurs qui initiaient cette aventure complètement nouvelle, ne savaient rien de la notion d'archive, son système de valeur, de sanctuarisation, de valorisation, de son ancrage dans une culture historiographique et patrimoniale.

Durant ces mêmes semaines, progressivement le projet d'association des Carnets Bagouet se dessine, il sera question de reprendre des pièces. Les danseurs passent, se réunissent, voient les piles de cartons s'adosser aux murs du studio. Peut-être la feuille que je regarde aujourd'hui était là elle aussi, elle les a vus passer, réfléchir, discuter, sans lui prêter la moindre attention. On ne sait toujours pas où iront ces cartons, il y a une date où les locaux doivent être libérés. Je continue à ranger, tout en comprenant maintenant que les danseurs auront besoin, à court terme, de rouvrir ces cartons pour documenter leurs premiers projets de reprises, qui seront, ça commence à se clarifier, des projets de transmissions à d'autres danseurs et compagnies. Je classe et range maintenant en imaginant ce dont les danseurs pourront avoir besoin lorsqu'ils engageront les reprises. L'inventaire que j'établis est assorti d'un mode d'emploi pensé comme une feuille de route qui leur est adressée, afin qu'ils sachent comment chercher lorsqu'ils auront besoin de le faire, et que ces cartons auront trouvé un lieu d'accueil.

Pour l'instant, celles et ceux que je croise répondent généreusement à mes questions sans vraiment s'y intéresser. Comme dans la plupart des compagnies de l'époque, le travail artistique et le travail d'accompagnement (production, administration, communication, politiques culturelles) sont très cloisonnés, tout comme celui de chorégraphe et d'interprètes, même dans cette compagnie dont le chorégraphe n'a cessé de réinventer la relation chorégraphe-interprète. Nous savons tous que leur statut, leur place dans le monde de la danse d'alors est en train de se métamorphoser, ils ne sont déjà plus des « interprètes » au sens traditionnel de l'époque. Mais personne ne sait encore vers quoi cette mutation aboutira, et pour l'instant, le lien entre les montagnes de documents qui s'alignent, et le devenir de la danse qu'ils commencent à rêver ne semble pas leur apparaître.

Alors, on peut contempler le chemin parcouru par cette petite feuille : l'honorer pieusement pour la valeur patrimoniale qui lui est désormais reconnue, pourquoi pas. Mais surtout, écouter les traces des gestes qui l'ont fait arriver là ; imaginer l'attention et le « goût de l'archive » qui ont permis sa présence aujourd'hui. La confiance que lui ont accordée les danseurs et danseuses qui l'ont choisie, avec d'autres documents, pour l'adresser à d'autres danseurs, artistes, critiques, chercheurs, amis... en messagère nous invitant à reprendre contact avec les danses des Carnets Bagouet. « c'est parti et ça ne s'est pas encore arrêté, il n'y a jamais vraiment eu de décision mais une volonté continue », nous dit la feuille : on ne saurait dire mieux.

Isabelle Ginot