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Le premier Mozart ou la douceur de l'abstraction

Le premier Mozart ou la douceur de l'abstraction
  • Le petit cahier bleu de Déserts d'amour

Vendredi 2 décembre 2022, nous sommes à l'IMEC avec Anne Abeille et Catherine Legrand pour explorer le fonds d'archives Dominique Bagouet. Dans les documents concernant Déserts d'amour, chorégraphie créée en 1984, je découvre « le petit cahier bleu », tel qu'il est encore nommé aujourd'hui par les danseurs.euses de la compagnie Bagouet. 

Il me fait penser à un cahier d'écolier. Plus petit qu'un format A4, il porte une grande étiquette plastifiée ornant sa couverture bleue intense, qui elle-même contraste avec sa tranche rose fushia. À l'intérieur, les pages à petits carreaux sont remplies de « partitions » de formes multiples. Il y a, par exemple, la liste des différentes parties de la pièce, accompagnée du minutage et des références musicales : l'écriture au crayon à papier est fine, précise et délicate. D'autres listes ne sont pas constituées de mots mais de chiffres, représentant des « comptes », ou de symboles désignant des « modules » (Petit pied, Kung fu, Cellulite...). Il y a également des dessins : petits bonshommes figurant des postures ou mouvements, tracés illustrant les déplacements et parcours dans l'espace, ou combinaisons de tout cela. Crayon gris ou feutre noir à pointe fine : les différents signes ou symboles côtoient les prénoms des interprètes de l'époque : Claire (Chancé), Michel (Kelemenis), Michèle (Rust), Jean-Pierre (Alvarez), Sarah (Charrier), Catherine (Legrand), Dominique (Bagouet), Angelin (Preljocaj), Nuch (Grenet).

J'ai souvent montré des images de différentes formes de partitions réalisées par Dominique Bagouet pour la composition de ses pièces, lors de conférences ou de stages de formation. Je suis notateur du mouvement, choréologue Benesh depuis 2006, et bien que je n'aie jamais rencontré Dominique Bagouet, j'ai eu la chance de pouvoir traverser des extraits de plusieurs de ses créations : en tant que danseur, par transmission de corps à corps, et en tant que lecteur, par l'incorporation de partitions écrites en notation Benesh. Je suis donc très curieux d'en découvrir davantage, en feuilletant ce petit cahier bleu !

Je tourne les pages du cahier avec précaution - certaines sont rafistolées avec du ruban adhésif transparent - et là... des couleurs inattendues me sautent aux yeux ! Quelle est donc cette partition ? On dirait un schéma de circuit électrique, un réseau de plomberie fantaisiste, le plateau d'un jeu de société, un jeu vidéo, des ventilateurs... Cela ressemble presque à du Paul Klee ou du Mondrian. Il y a un titre : Mozart : Divertimento en fa majeur, K 138, Allegro, 3'39. C'est le « Premier Mozart » ! Je suis justement en train de l'apprendre avec Michèle Rust cette saison, dans un projet de transmission pour la compagnie De l'Air dans l'Art... et je danse le rôle de Dominique Bagouet.

  • Une partition à déchiffrer

Sur le papier, neuf carrés-losanges colorés, chacun avec un cercle rempli d'une couleur différente au milieu, représentent les points de départ et d'arrivée de chaque danseur.euse. On retrouve, tout à côté, les initiales des neuf interprètes. Les traits, droits ou courbes, figurent les déplacements de chacun.e entre deux points d'arrêt.

Il y a un ajout au crayon à papier : un rectangle orienté en diagonale. J'apprendrai plus tard, de Michèle Rust, qu'il s'agit des rôles de Dominique Noel et Christian Bourrigault. Tous deux ayant rejoint la compagnie Bagouet après la création de Déserts d'amour, ils ont été intégrés dans une version à 11 interprètes de ce Premier Mozart, repris en 1985. À gauche, dans la liste des prénoms écrits à l'envers, on peut lire aussi le nom de Sonia (Onckelinx) qui reprendra plus tard le rôle de Nuch.

En haut à gauche, juste en dessous du titre, il y a une flèche énigmatique au feutre noir, surmontée de l'indication « 2m30 ». En réalité, c'est une échelle qui permet de placer au sol les 25 bouts de scotch - pas moins - nécessaires à l'interprétation de cette chorégraphie, garants des bonnes proportions de la danse et de la juste mesure des déplacements des danseurs.euses. D'après Michèle Rust, plusieurs essais ont été réalisés, jusqu'à ce que l'écart de 2m30 entre deux scotches soit validé et considéré comme « idéal ».

On peut voir une autre flèche, toujours à gauche mais à mi-hauteur de la page, accompagnée de l'indication entre parenthèses « sens du tour du graphique ». Elle semble indiquer un sens de rotation anti-horaire : est-ce une clé pour comprendre la logique de l'élaboration spatiale de la chorégraphie ? Si c'est bien cela, cette flèche nous fait entrevoir un imaginaire de l'espace comme un plateau tournant, qui permet au public de voir la danse depuis un point de vue qui change constamment. Si les spectateurs au théâtre, assis confortablement dans leurs fauteuils, ne peuvent pas tourner autour des danseurs.euses, alors c'est la chorégraphie qui pivote sur elle-même pour leur permettre de voir les corps en mouvement sous tous les angles.

De l'intérieur, la danse du Premier Mozart est à la fois minimaliste et sophistiquée, les gestes sont précis tant dans leur forme que dans leur direction et leur rythme, tout est calibré et rien n'est laissé au hasard. Et en même temps, il y a de la douceur, une certaine tendresse avec l'espace, une vivacité toute en détente et dans un esprit de jeu presque enfantin. Les différents modules sont d'une grande complexité quant aux coordinations, mais toujours dans un respect de l'architecture physiologique du corps : cette danse ne brutalise pas le corps des danseurs.euses, elle joue plutôt à en explorer le potentiel multidirectionnel.

  • Les modules du Premier Mozart

Mais que danse-t-on, justement, dans ce Premier Mozart ? Quels gestes, quels « pas » habitent cet espace planimétrique si savamment organisé ?

Il y a quelques indices à droite de la page, dans la marge blanche : A, B, C, D... et à nouveau C. Il s'agit des différents « modules », ou courtes phrases de mouvement, communes à tous les interprètes de cet extrait : 

  • pour A, nous n'avons qu'une posture finale représentée par un « bonhomme bâton », avec le corps globalement incliné dans une oblique vers la gauche ;

  • B comprend un saut ;

  • C contient des tours ;

  • D implique des changements de direction.

Chaque module dure en réalité 12 temps. Décrire la danse avec des mots représente toujours un défi, et le résultat est rarement satisfaisant, mais tentons tout de même l'expérience !

- Unisson : En haut, en bas, en haut, au milieu, la direction du regard change sur chaque temps. Puis le bras droit frôle le bras gauche par au-dessus, la main droite creuse l\'espace, puis pousse vers la droite, on tourne. Et on répète cette fin une deuxième fois, en anticipant l\'orientation du module suivant.

- A : On avance en quatrième, encore quatrième, rond de poignet, recule. Glisse le pied gauche en changeant le regard, la main droite touche le dos de la main gauche et s\'écarte tout de suite : « et 6 », avec attitude jambe droite. La main droite glisse sur la cuisse droite, bout des doigts sur le genou, 2 temps pour pencher vers le sol, attitude en oblique, ferme en première.

- B : Ça commence en anacrouse pour avancer, volume dans les bras, courbe du haut du dos, demi-tour. On coordonne le regard et le genou gauche, dedans puis dehors, enfonce le pied gauche, attitude jambe droite parallèle avec une courbe. Tu glisses vers la droite et le dos traîne à gauche, « 5-6 », puis cinquième, coupe gauche derrière en sautant, posé gauche assemblé droite de profil en s\'éloignant du bras gauche.

- C : Comme un pas de polka qui commence du pied droit, bras gauche devant et inclinaison du dos à droite, puis de l\'autre côté. Tu tombes dans ton pied droit en avançant, sternum vers le haut, demi-tour, puis un tour complet enveloppé avec les bras en diagonale sur les côtés, comme une toupie. Reprise de la polka du début.

- D : le changement d\'orientation. Si tu veux tourner vers ta droite, tu dois le faire à gauche. À nouveau un début en anacrouse, quand Michèle fait le mouvement on dirait vraiment un pas de tango : équilibre qui suspend, et accélère en redescendant, chaque geste bien posé. Puis très géométrique, bras gauche et jambe droite en même temps, recule en déséquilibre et courbe du dos, finit en avançant. 

Il y a un certain aspect « mécanique » dans cette description, tout comme dans le geste qui a bien un air de famille avec d'autres chorégraphies françaises du début des années 1980, et en particulier leur côté « playmobil ». Mais cela m'apparaît davantage lorsque je regarde la vidéo de la création que dans mes sensations d'aujourd'hui. 

  • Danser le Premier Mozart de Déserts d'amour

Je ressens effectivement une segmentation entre les différentes parties du corps que l'on veut rendre indépendantes, une importance de la verticalité, de la cohérence du rectangle entre les épaules et les hanches, de la précision de la pose du pied sur le sol, de la mesure des pas etc. Mais ce n'est pas une mécanique sèche et mathématique ! Il y a un vrai plaisir dans la liberté articulaire, une sensualité dans l'allongement musculaire, un jeu dans l'action de repousser plus ou moins fortement le sol avec le pied en fonction du temps ou de l'amplitude du déplacement, de poser son regard sur différents endroits de l'espace, de rechercher les états de micro-abandons possibles entre les fines mailles des modules (courbes du dos, lâché du plié, chute des bras dans le sens de la gravité...). C'est une mécanique sensible, tout simplement vivante et joyeuse !

Dans le groupe de 9, il y a évidemment le rapport à la partition individuelle et à la mémorisation de l'ordre des modules et des chemins à parcourir (Unisson 1, A à gauche, D à gauche, A à droite, D à droite, C, C, Unisson 2...). Mais s'il n'y avait que cela, alors cette chorégraphie ne serait qu'un simple exercice de style, sans grand enjeu émotionnel. Or, c'est tout le contraire : cette danse m'émeut, autant qu'elle me met physiquement en mouvement. Comment expliquer cela ? 

Peut-être dans la relation à la musique de Mozart. Au début, nous sommes tous.tes immobiles, orientés.ées face au coin avant-gauche en « première position lampadaire ». On écoute les premières notes - « Ta da daam, ti ti di ti dam, ta da daam, ti ti di ti dam » - et on commence l'Unisson 1 sur le thème mélodique. Et là, je m'aperçois que le phrasé du mouvement colle parfaitement à celui de la musique ! Mais, très vite, une indépendance se crée entre le geste et le son, aussitôt que j'aborde le module suivant. 

Dans les deux situations, il y a un plaisir distinct dans le dialogue entre le mouvement et l'écoute musicale, d'autant que de nouveaux rendez-vous jalonnent le parcours, tantôt en unisson, tantôt en contrepoint. C'est comme si chaque module avait été créé à partir d'une dynamique spécifique identifiée dans la mélodie, de manière à l'incarner dans le mouvement dansé. Mais qu'ensuite, ces « motifs » étaient délibérément décalés temporellement par rapport au phrasé musical, pour éviter toute redondance entre le geste et le son. Ici, la danse n'est pas une illustration de la musique, elle est une voix supplémentaire qui se superpose aux différentes lignes instrumentales : 9 danseurs.euses, soit 9 lignes mélodiques qui viennent jouer avec la composition de Mozart.

Il y aussi la relation aux autres danseurs.euses. C'est un peu comme avec la musique : il y a les 4 rendez-vous du module Unisson où l'on se sent porté par l'énergie du groupe, par la simultanéité des mêmes gestes faits tous ensemble. Et il y a les moments de divergence, d'autonomie dans le déroulé de la partition individuelle. Mais l'impression de solitude, dans l'affirmation du contrepoint qui se crée apparemment entre soi et les autres, n'est que momentanée : très rapidement, on recherche instinctivement celui ou celle qui est en train de faire le même module au même moment. Et pour pouvoir s'appuyer les [uns.es] sur les autres, on est obligé d'ouvrir notre regard : prendre conscience des effets d'unisson ou de canon à l'intérieur du groupe va de pair avec donner de l'importance aux bords de notre champ visuel, et pas uniquement au centre de celui-ci. Il y a un jeu qui s'installe entre celles et ceux que je peux voir distinctement, et les autres que je ne fais que percevoir grâce à ma vision périphérique. Quoiqu'il en soit, nous dansons tous.tes ensemble, nous partageons un espace, un temps et un vocabulaire de gestes communs.

La chorégraphie se termine avec l'Unisson 4, précédé d'une préparation et suivi d'une conclusion, elles-mêmes communes à tous les interprètes. Lorsque je fais le dernier geste sur la résonance du dernier accord (un demi-tour vers la droite, emmené par l'ouverture du bras droit et la main droite qui pousse l'espace, suivi d\'un piqué sur demi-pointes pour descendre en première à pieds plats), je ressens une satisfaction comparable à celle d'avoir réussi à chanter sans erreur tous les couplets de ma chanson préférée. C'est un plaisir d'enfant, comme celui d'avoir pu réciter tout un poème avec aisance et conviction, ou encore d'avoir réussi à traverser le ruisseau sur un chemin de rochers glissants, tout seul, sans chuter. Et ce qu'il me reste alors, c'est la mémoire encore vive de tous les moments de rencontre et de complicité, à chaque fois renouvelés, que j'ai pu avoir avec mes camarades danseurs.euses : les regards qui se cherchent et se croisent, parfois les sourires, les imprévus et les situations familières que l'on finit par reconnaître et même par attendre. C'est ce que produit cette danse : elle nous relie, entre nous et avec la musique, l'espace, tout en nous rendant autonomes, sans nier les singularités de chacun.e. Au contraire même, elle met en valeur ces singularités, elle nous donne à voir, nous, à travers notre signature gestuelle. De la contrainte de la partition émergent, en quelque sorte, les personnalités des interprètes. 

Le jeu-Mozart numéro 1 est terminé, on passe au suivant !

Romain Panassié