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Dans l’épaisseur de l’archive. Damisch Dedalus .
par Sabine Guermouche

Sabine Guermouche

Soit, à Ardenne, cinq boîtes prélevées au sein d'un vaste fonds pour la montre de ces Papiers, se présentant comme de faux livres à l’aspect et aux couleurs un peu fanés, chacune étiquetée d’un intitulé : Narcisse, Semiologie Art, Moise, Perspective, Architecture xv. Si cette nomenclature on ne peut moins exhaustive n’est pas sans évoquer des objets sur lesquels Hubert Damisch décida au gré de ses recherches d’affûter sa pensée, ainsi présentée, elle paraît un peu suspecte, puisque ni tout à fait emblématique ni à l’image de ce fonds d’archives à la stratification trouble. Étant entendu, qu’il n’est pas évident de circonscrire le travail du philosophe théoricien et historien de l’art qui a investi de considérables champs de recherches, il a fallu ordonner de nombreux cartons avant de découvrir ces boîtes que certains pourraient considérer comme des archives idéales, puisqu’à même d’être facilement apparentées à une masse de papiers plus ou moins pensée, bien classée, enchâssée et sans vie.

Ces objets témoignent qu’Hubert Damisch à un moment s’est convaincu d’archiver ainsi sa pensée et nous portent vers un possible, sans pourtant nous convaincre d’un absolu ; telles que les archives furent déposées et se dévoilèrent, leurs ordonnancements se rapprochaient bien plus d’un dédale qui aurait volé en mille éclats. Celui qui s’adonnait notamment à échafauder tous types de labyrinthes eut recours à la plus redoutable des dénivelées, et entrava ainsi le système de sa pensée ; c’est cette structure qu’il a fallu tenter de retrouver pour s’attaquer à cet important travail, tâche difficile car le fonds Hubert Damisch est tout sauf un amas inerte.

À la vue des photographies prises pour ces Papiers, continuent à affleurer toutes sortes de questions et de réminiscences sur l’enchâssement et l’ordonnancement en cours de cette archive, mais aussi sur le mouvement de cet important fonds. Aussi incongru que cela puisse paraître, en plus des murmures, des chuchotements, d’une architecture à retrouver s’incorpore une vitalité, un mouvement, des mouvements. Chaque fonds enserre ses propres remous, même si celui de Damisch est assez entêtant puisque dédalique donc. Il ne faut cependant pas tenter de le contraindre en le débarrassant de ces oscillations paradoxales, une première absolument organisée, une seconde totalement éclatée : il semble qu’il faille en tenir compte.

Si les archives appartiennent indéniablement au passé, tentons tant soit peu d’en garantir leur devenir. L’enjeu autour de ce fonds repose aussi en ceci, le faire advenir. Pourtant, il n’est pas évident de le rendre accessible, consultable, tout en en respectant la singularité, conserver son épaisseur, les scansions qui lui sont propres, et qui font qu’en sa présence, en en saisissant plus sensiblement l’écho, on voudrait en conserver l’empreinte pour en transmettre la marque, ne pas altérer le flux de cette singulière pensée qui s’est dépliée, repliée, disloquée durant toutes ces années.

Pour rendre hommage à l’architecte de la pensée, en prenant le contre-pied de son fameux gimmick rhétorique, mais aussi en jouant une partie de go ou d’échecs en son absence, on peut imaginer pour articuler l’organisation de ce fonds de tenter d’apporter des réponses aux innombrables questions essaimées dans son œuvre ; puisqu’il semble bien impossible de rivaliser avec l’art qu’il est nécessaire de placer au cœur du dispositif heuristique propre à Hubert Damisch – ou, pour reprendre les mots de Jean-Claude Bonne, d’une « pensée dont l'écriture se jalonne de points d'interrogation qui inquiètent toute sécurité trop vite assurée ! ».

Si le procédé a perturbé, perturbe, perturbera nombre de ses lecteurs, pourquoi alors ne pas l’appréhender et l’utiliser comme un subterfuge, à condition d’en saisir le principe et de se demander si après tout, en opérant ainsi, Damisch n’était finalement pas en train de spéculer, en ce sens qu’il ne raisonnait pas d’une manière démonstrative, susceptible de déboucher sur la position de thèses revendiquées comme telles, une fois fermement établies au terme de leur élaboration progressive ; comme si, ce qui est une tout autre manière de procéder, il se mouvait pour nous faire nous mouvoir d’hypothèse en hypothèse; comme s’il s’était agi ainsi avant tout de déplacer des objets, pour les provoquer sous un autre angle et en faire ressortir des aspects inattendus. En empruntant ce premier fil, il a été possible d’avancer au sein de cette pensée, malgré les creux et les saillances que renferme la matérialité de ce fonds.

Les fondements du labyrinthe ayant en partie volé en éclats donc, c’est avec des éléments isolés, et disparates, qu’ont été tissés d’autres fils pour établir la trame et assurer l’assemblage de cette importante tâche de réédification ; percevant ainsi bien mieux ce mythique rapport entre le travail micrologique et la dimension de l’œuvre intellectuelle globale ; on ne peut effectivement tenter de saisir un contenu de vérité qu’en se laissant absorber très précisément dans les détails d’un contenu matériel. Ainsi encres, papiers, machines, carnets, crayons, au travers de leurs matérialités propres et différentes ont permis de retrouver et de découvrir les tracés sinueux à recréer. On éprouve d’autant plus pourquoi, alors qu’il fut convenu que ces archives rejoindraient à l’abbaye d’Ardenne celles de quelques-uns de ses comparses, Jacques Derrida, Louis Marin, Jean-Pierre Vernant pour ne citer qu’eux, Hubert Damisch fut pris de cette incroyable envie de tout faire voler, de tout brasser pour recréer le caractère tortueux autour des archives qu’il avait convenu de déposer. Ce fonds se devait d’être à l’image des écheveaux de sa pensée. De plus, pour l’avoir lui-même écrit, il savait très bien que le temps efface les images, comme il efface les écrits, mais que leur disparition matérielle n’implique pas qu’aucune trace n’en demeure, dans la mémoire des hommes.

Ainsi l’édifice aux fondations entravées, certes, mais dont la matérialité fut intégralement conservée, continuait à renfermer le projet initial, tel qu’établi par Pierre Rosenstiehl : le dessin mythique opposerait donc la complexité - le labyrinthe – à la simplicité, le fil – celle-ci défaisant celui-là. On perçoit précisément pourquoi cette image paradoxale, figurant le bouillonnement de la pensée, trouva fortune auprès d’Hubert Damisch, qui jouait à se perdre et à nous perdre dans les entrelacs de la pensée.

Sabine Guermouche