Aller au contenu
Recherche

Une histoire de luttes

Emmanuel Terray

Une histoire de luttes

Au commencement de l’été 1966, j’avais fait parvenir à Louis Althusser le texte de ma thèse sur L’Organisation sociale des Dida de Côte d’Ivoire; en réponse, il m’écrivit le 7 août 1966 la lettre ci-contre. Elle illustre d’abord de façon très claire la pédagogie pratiquée par Althusser : ce qu’il cherche avant tout, c’est à encourager son interlocuteur, à faire en sorte qu’il prenne confiance en lui-même, se libère de ses prudences et de ses timidités, et donne libre cours à son imagination et à ses audaces.

Pour atteindre cette fin, il n’hésite pas à forcer le trait dans l’éloge, sûr que le destinataire de cet éloge saura « faire la part des choses »…

Sur le fonds, Althusser soulève un problème aujourd’hui encore capital lorsqu’il s’en prend « au mythe véhiculé depuis ses origines par l’ethnologie que les sociétés primitives ne sont pas des formations sociales tombant sous les catégories du matérialisme historique, mais des groupements humains à part, donc d’une essence tout à fait exceptionnelle ».

Pour critiquer à mon tour ce mythe, j’aimerais partir de la célèbre formule qui ouvre le Manifeste du Parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes ».

Je ne tiens pas compte de la note ultérieure d’Engels, qui limite cette définition à la seule histoire écrite. Je fais mienne en revanche l’interprétation d’Althusser selon laquelle ce qui est au premier dans cette affirmation, c’est la lutte : elle précède et elle constitue les classes ; les classes n’existent pas par elles-mêmes avant de s’affronter ; elles ne prennent corps et consistance que dans la lutte. La formule du Manifeste pose alors que « toute société jusqu’à nos jours » est marquée par un ou plusieurs antagonismes fondamentaux qui opposent, selon des modalités diverses, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, dominants et dominés.

Peut-on identifier ces antagonismes fondamentaux dans le cas des sociétés dites primitives ? Je m’en tiendrai à l’exemple Dida, puisqu’aussi bien, il fut l’occasion de ma conversation avec Althusser. Dans la société dida, on peut, me semble-t-il, repérer deux de ces antagonismes : celui qui oppose les hommes aux femmes et celui qui oppose les aînés aux cadets, ou les pères aux fils.

La domination masculine est une évidence dans la société dida. Dans le système d’alliances, ce sont les hommes qui échangent les femmes. Du fait de la résidence virilocale, les femmes s’en vont dès leur mariage vivre dans le village de leur mari. Elles ont à leur charge le travail domestique, l’élevage et l’éducation des enfants ; en particulier ce sont elles qui vont chercher l’eau et le bois. Elles sont également responsables des cultures vivrières. Les hommes assurent le défrichage des forêts, et les tâches valorisantes – la chasse, la guerre, aujourd’hui les plantations de café et de cacao – leur sont réservées. Sur le plan politique, les femmes sont exclues des assemblées qui gouvernent la collectivité.

Il y a donc bien des dominants et des dominées ; peut-on parler d’antagonisme ? À mon avis, on peut repérer deux indices manifestes d’une résistance des dominées à la condition qui leur est faite : le premier est l’étroite solidarité qui lie entre elles les femmes du village lorsque l’une d’elle est maltraitée par son mari ; le second est l’extrême instabilité qui caractérise le système matrimonial dida : dans le village étudié, environ un quart des femmes avaient connu deux ou plusieurs unions successives.

Comment se traduit la domination des aînés ? Ce sont eux qui organisent le travail et qui gèrent les biens de la communauté familiale. Par ailleurs, le fils dépend de son père pour son mariage, et il ne devient véritablement adulte qu’à la mort de son père ; des activités comme la chasse ou la guerre conféraient aux jeunes un rôle important, mais des règles rituelles contraignantes neutralisaient l’influence que les jeunes auraient pu acquérir par ce biais. Précisons que le pouvoir des pères repose, non pas sur le contrôle des moyens de production – la terre est propriété collective et les outils sont faciles à produire – mais sur le monopole qu’ils exercent sur le savoir social indispensable à la vie quotidienne.

La « résistance des fils » se manifeste au moins de trois manières différentes. Il faut noter d’abord la fréquence des conflits autour de l’héritage : lorsqu’un homme meurt, ses biens iront-ils à son frère (succession horizontale) ou à son fils (succession verticale) ? En l’absence d’une règle générale, la situation donne lieu à une querelle qui suscite des accusations réciproques de sorcellerie, et qui n’est tranchée que par le rapport des forces. Par ailleurs, les jeunes se regroupent par classes d’âge, et préfèrent travailler dans ce cadre – où leurs efforts sont rémunérés – plutôt que dans le cadre du lignage – où leurs aînés ne leur doivent rien. Enfin, de nombreux jeunes en butte à l’hostilité de leurs aînés se réfugient chez leur oncle maternel ; ils deviennent alors des hôtes étrangers dans le village de celui-ci.

Une des caractéristiques de la situation qui vient d’être décrite, c’est qu’aucune alliance n’est concevable entre les catégories dominées, femmes et cadets. En effet, ceux-ci sont du côté des aînés dans le conflit qui oppose les hommes aux femmes ; au surplus, tous ont l’espoir – pas toujours réalisé – de devenir un jour à leur tour des aînés.

Faut-il parler de classes ? C’est à mon avis affaire de convention. On pourrait distinguer des antagonismes primaires –  fondés sur les différences de sexe et de génération – et des antagonismes secondaires, qui surgiraient lorsque des différences concernant désormais la propriété des moyens de production viendraient se superposer aux précédentes.

On distinguerait parallèlement des classes primaires et des classes secondaires, et c’est avec celles-ci qu’apparaîtrait l’État. L’avantage de cette présentation des faits serait de mettre fin au mythe – d’esprit hégélien – du communisme primitif, et à la thèse – également d’esprit hégélien – selon laquelle l’histoire ne serait que la patiente reconstruction de l’harmonie originaire.