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Sur une photo de Louis Althusser

Étienne Balibar

Sur une photo de Louis Althusser

C’est avec plaisir mais non sans inquiétude que j’ai accepté l’invitation de l’Imec à contribuer à cette série d’hommages-souvenirs consacrée à Louis Althusser pour le centenaire de sa naissance, et si je comprends bien, de l’ouvrir. Je n’ai pas choisi cette photo qu’on me propose de commenter. Je ne la récuse pas, mais elle me trouble. C’est bien lui, tel que je l’ai connu, mais je ne le reconnais pas vraiment. Ou plutôt : j’ai fréquenté Althusser pendant des années. J’ai travaillé, pensé, calculé, espéré, disputé avec lui. Nous avons passé des vacances ensemble. Je lui ai rendu visite dans les hôpitaux et les cliniques. Mais cette image me fait sentir avec force combien je l’ai peu compris. Ses « mémoires », sa biographie laissée inachevée par Yann Moulier-Boutang, de même que des conversations et des échanges de souvenirs avec d’autres amis, des anciens élèves et des camarades, m’ont appris beaucoup de choses, mais la part d’ombre demeure, et même elle s’est accrue. J’y réfléchis toujours.

À première vue cette image est conventionnelle. Voici un intellectuel, un professeur à son « poste de travail » (il aimait cette analogie « matérialiste »). Derrière et devant lui, ses « moyens de production » : livres d’où surgit, seul visible, le nom de Togliatti (tout un symbole : le parti communiste italien, celui auquel, sans doute, il aurait souhaité être encarté). Un numéro de revue au titre indéchiffrable (en polonais ? au camp de prisonniers, il avait appris un peu de cette langue slave, et il en était fier). Les crayons feutres. La machine à écrire (Hermès ?), où furent tapés des milliers de pages publiques, privées, littéraires et philosophiques, pédagogiques, militantes, sentimentales (Althusser tapait pendant des nuits entières, et je n’ai jamais vu une telle capacité de raturer des lignes complètes au clavier). Je reconnais tout ce studium. Le punctum, comme dirait Barthes (qu’une fois j’ai rencontré chez lui, avec un groupe d’élèves), c’est bien sûr le regard, étrange : à qui s’adresse-t-il ? au photographe, sans doute (un ami ? un journaliste ? un éditeur ?). Ni souriant, ni sévère. Pas inquiétant, non, mais, me semble-t-il, inquiet. Et de quoi donc ? de lui-même, des autres, de l’avenir qui « dure longtemps » peut-être (je ne sais pas de quand date la photo, je dirais des premières années 70 ou même 60 : il est assez mince encore. Mais l’âge apparent d’Althusser changeait tout le temps, cela dépendait de son état).

Finalement je vois ce qui me gêne : c’est que cette photo semble demander à qui la regarde (moi) quelque chose qu’il faudrait dire sur lui, mais qui manque. Quoi donc ? Qu’est-ce qui peut bien manquer à cette figure d’homme d’étude à qui son image vient ainsi servir d’écran ? Deux choses essentiellement : la chaleur de l’amitié, l’énigme de la folie.

Pour ce qui est de l’une, je l’ai éprouvée et j’en ai bénéficié sans restriction, parmi beaucoup d’autres, c’est vrai, mais d’une façon singulière. Car ce qui caractérisa Althusser, ce fut de parler « exclusivement » avec chacun de ses amis, même au sein du petit groupe d’étudiants et de disciples qui s’était formé autour de lui, et dans ce bureau même. D’où le miracle et l’ambiguïté d’un enseignement et d’une collaboration qui, aussitôt, inversaient les rôles. Ils faisaient de l’interlocuteur non pas le réceptacle d’une doctrine, le confident d’un projet, ou le personnage d’une mise en scène, mais cet Autre dont l’idée doit venir, à qui il est instamment demandé de faire travailler ses méninges. Pas de « discours du maître », pas d’analyse, pas d’hystérie, et le discours « de l’Université » aussitôt converti en recherche de l’idée vraie par la voie des « notions communes ». Mais l’autre face aussi, la folie, qu’on scrute en vain dans ce regard, il faut bien la convoquer. Très tôt je l’ai découverte en sa personne, hésitant entre la terreur et la pitié ou demeurant interdit (ainsi quand il me disait : de nous deux celui qui est fou, ce n’est pas moi, c’est plutôt toi…). Elle se cache aussi dans cette image, réveillant l’inquiétude d’autrefois ; mais ce qui m’étonne encore plus, c’est le sentiment que j’ai qu’elle n’enlève rien à l’amitié, même quand elle « surdétermine » toutes ses œuvres. Voire, après-coup, elle l’intensifie.

Suis-je le seul à éprouver ce sentiment, à ne vouloir ni pouvoir trancher, séparer les contraires ?  Quand je le regarde ainsi me regarder encore, j’éprouve une terrible envie de venir lui raconter la dernière idée « théorique » ou le dernier projet « politique » qui m’a germé dans la tête, une terrible nostalgie de ne pouvoir le faire. Et donc une terrible incertitude quant à la question de savoir s’il s’agit pour moi d’aliénation ou de liberté… Mais quel humain sait s’il est libre ? Althusser n’est peut-être, avec d’autres il faut bien le dire assez rares, que l’intercesseur privilégié de cette question que nous nous posons sans fin à nous-mêmes. Et qui, grâce à tant d’écrits de lui dont je ne soupçonnais rien, désormais accessibles à tous, le deviendra aussi pour d’autres qui ne sont pas encombrés d’une image à leur superposer.