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Sur une lettre à Franca

Toni Negri

Sur une lettre à Franca

Traduit de l’italien par Judith Revel

C’est un retour de vacances italiennes, après avoir à nouveau rencontré la belle Romagnole. « Ciao carogna » ne doit pas choquer le lecteur – c’est en italien dans le texte, et c’est sous la plume d’Althusser tout l’esprit du dialecte de la Romagne, ironiquement grossier, amoureusement insultant. Un retour heureux, parce que les cheveux longs et le manteau italien sont intimidants et qu’ils doivent éloigner les emmerdements potentiels. Samson et Dalila n’y avaient peut-être pas pensé, les effets des longues chevelures sont infinis.

Voilà donc Althusser qui écrit à sa maîtresse. Il a entre les mains l’Histoire de la folie à l’âge classique. Il lit l’ouvrage avec une attention immense, « vite et profonde, réagissant à chaque indice, à chaque instant… ». On visualise presque la scène. Et puis, immédiatement, après avoir feuilleté le livre à peine sorti des presses, Louis annonce à Franca qu’il écrira à partir du livre un texte du même style que celui qu’il a déjà écrit sur le Bertolazzi du Piccolo Teatro de Milan – un texte libre de se développer, aujourd’hui comme alors, sous une forme que « récemment encore tu appelais une lettre d’amour à ton intention ». D’autant plus, ajoute-t-il, que « je suis sans doute à peu près la seule personne » qui peut écrire ce texte –non seulement parce qu’il faut réagir à ce livre important, écrit par celui qui fut quelques années auparavant son étudiant et son ami (rappelons-nous la dédicace : « Pour Althusser, qui fut et qui demeure le maître, le pionnier »), mais parce que sont en jeu des thèmes qu’Althusser a lui-même en tête.

On imagine bien, en particulier, tout l’intérêt qu’Althusser a sans doute porté à la Préface – cette Préface qui sera par la suite enlevée des rééditons successives de l’ouvrage. « Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui s’établit, ce partage une fois fait, dans le calme revenu. Est originaire la césure qui établit la distance entre raison et non-raison ». Qu’est-ce que cette césure ? Qu’est-ce que cette distance, et comment peut-on la parcourir ? Nulle réponse, juste la question et l’incertitude dont elle est grosse. Ici, le discours semble s’ouvrir. Il y a quelque chose de nouveau dans l’air. Une surprise attendue, que personne n’est capable de reconnaître, mais qui hante Louis depuis le début de l’été. Des bêtises ou une surprise totale… La photographie de Franca Madonia – ce bras blanc étendu comme une invitation, qui illumine ses cheveux et le noir de ses yeux – et qui est aussi l’expression d’une surprise absolue. Le geste de Franca partage la raison et la non-raison, mais il les enlace et les embrasse aussi, l’une et l’autre, dans le désir. On pense à Althusser écrivant son « Bertolazzi et Brecht », le texte sur le Piccolo Teatro, qui est directement inspiré par Franca : au théâtre, dans la représentation vraie, il n’y a pas de place pour la dialectique, il faut « autre chose, une différence », la perception inconsciente d’un geste. Dans ce geste-là, derrière ce bras-là, quelque chose réconcilie la distance, et c’est l’amour. Peut-être est-ce aussi la puissance qui sait annuler le partage entre la raison et la non-raison. Amour : aucun recours à des mots trop vagues, la raison et les corps sont en relation : la lettre et la photographie, un amour qui plaisante et se donne au rythme d’une passion joyeuse et joueuse – « comment ça va, espèce de conne ? ».