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Que voulez-vous que je fasse avec « ça » ?

Stéphanie Loncle

Que voulez-vous que je fasse avec « ça » ?

Un jeudi pluvieux, à l’Université, bâtiment Vissol, je parcours distraitement mon courrier. Tiens, une lettre de l’Imec. J’ouvre et je tombe sur une lettre d’Althusser, datée du 6 mars 1968, adressée à Paolo Grassi, qui dirige alors, avec Strehler, le Piccolo Teatro.

Althusser a assisté à une représentation d’Arlequin, serviteur de deux maîtres, probablement au Théâtre de l’Est parisien, qui accueille la troupe du Piccolo, en février 1968. C’est déjà la troisième version de la pièce, que Strehler a mis sept fois en scène entre 1947 et 1990[1]. Ce soir-là, Soleri, qui est encore la doublure du titulaire Marcello Moretti, joue Arlequin.

Reprenant une analyse de Strehler sur l’évolution de sa mise en scène entre la première et la seconde version, Althusser voit dans Arlequin la représentation de « l’expérience séculaire de la résistance populaire et de ses ruses ». Il renchérit sur cette interprétation en faisant une lecture psychanalytique de la « vitalité » d’Arlequin, telle que le jeu de l’acteur Soleri l’a rendue en scène, et qui paraît au philosophe « d’une prodigieuse charge symbolique de naturelle [sic] sexuelle. » Arlequin est « sexe » au sens symbolique. Il est l’énergie, la vitalité,  le « phallus » « dans le jeu réglé des échanges entre les personnages ». Il est la pulsion, la vie-même. Parce qu’il est un personnage populaire, un prolétaire, un corps qui a faim, qui lutte, qui n’est personnage que dans la mesure où il fait, où il agit, où il est acteur.

Ce spectacle produit sur Althusser une « extraordinaire impression » dont il livre, dans sa correspondance, une interprétation. La jouissance d’Arlequin « passe » dans la jouissance du spectateur Althusser, qui « passe » dans sa correspondance avec Grassi. La composition, le rythme de la lettre, les mots soulignés (re)produisent un effet de cette « vitalité ». Passe-t-elle jusqu’à nous, comment et pourquoi ?

Le théâtre est un catalyseur de sujet. En s’adressant à tout le monde, le théâtre interpelle chaque personne et l’oblige à se définir comme sujet. Que fais-tu, toi, avec ce que tu vois, avec ce que tu entends, et avec ce que tu ne veux pas voir ni entendre ? Où penses-tu que se trouve ta place dans la salle, dans la société et dans sa représentation ? Qui es-tu, que fais-tu et de quoi jouis-tu ? Qu’est-ce que tu fais avec « ça » ? C’est la question que le théâtre pose à chacun et à chacune, et ici, à Althusser. Avec le théâtre, même les marxistes sont interpellés dans leur subjectivité et sont invités à se positionner sur la question du sujet, de la personne humaine. Et la correspondance ou le journal, depuis Stendhal peut-être, est un espace légitime pour dire cette jouissance et la confier à l’autre, en espérant la partager quand bien même on la sait, par définition, absolument singulière et sans rapport possible.

Mais moi, que voulez-vous que je fasse avec « ça » ? Avec ce phallus d’Arlequin, avec le sexe symbolique de ce prolétaire fantasmé, avec cette virilité ? Que voulez-vous que je fasse avec la jouissance du spectateur Althusser, qui, sur le théâtre de ma vie, fait figure de père intellectuel, académique et idéologique ? Bon sang. Le document nous rapproche-t-il ? Met-il en rapport deux sujets ? Louis Althusser / Stéphanie Loncle. Même école, même engagement, même métier ? Permanence du sujet ou des institutions ? Si la jouissance et l’idéologie n’ont pas d’histoire (Althusser), le monde, lui, a tout de même bien changé.

Voilà le genre très particulier de défi que représente l'Imec pour les chercheurs et les chercheuses. L’Imec conserve des papiers de vos maîtres à penser et à rêver, qui déplacent la perception que vous en avez en leur donnant la forme d’une personne, d’un sujet. Et débrouillez-vous avec « ça ». Qu’est-ce qui se produit véritablement ? Est-ce le papier qui révèle le sujet et nous donne accès à une vérité singulière de l’Auteur, au sujet qui se cache derrière le Père ? Ou bien sommes-nous sous le pouvoir de l’institution, qui conduit notre regard vers un intérêt pour la question du sujet, en nous plongeant dans la délicieuse illusion qu’il est légitime de parler de soi ? Cette illusion n’est-elle pas directement créée par la jouissance de ces documents qui invitent chacun et chacune à se projeter dans l’autre, par la voie du sujet ? L’Imec fascine, intrigue, interroge, interpelle.

Que voulez-vous que je fasse avec « ça » ? C’est aussi, plus largement, le défi que lance le passé au présent. Et cette date : mars 1968. Que voulez-vous que nous fassions avec cette date ? Dans les chemins de fer, les hôpitaux, les grandes surfaces, les universités de 2018, de quoi a-t-on faim, nous, les enfants et petits-enfants de résistants et de militantes, les héritiers et les héritières du collège unique, de la démocratisation de l’enseignement supérieur et de la culture ? De quoi avons-nous faim ? Faim d’entrer en scène ? Faim d’avoir faim ? Faim de vivre, faim de jouer. Faim de printemps, faim de présent.

Et qui jouit du spectacle que l’on donne ?

[1] Aude Astier, « Métamorphoser la reprise : variations et continuité de l’Arlequin, serviteur de deux maîtres de Giorgio Strehler », Agôn [En ligne], 6 | 2013. Mis en ligne le 17 février 2014, consulté le 11 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/agon/2736 ; DOI : 10.4000/agon.2736, note 8.