Aller au contenu
Recherche

Prise de note : un geste

Sophie Wahnich

Prise de note : un geste

Une prise de notes faite avec une machine à écrire.

Le son de la frappe sur le clavier fait retour avec intensité sur les mots soulignés. Ne fallait-il pas passer deux fois pour obtenir ce soulignage ?

Un monde technique nous sépare, mais les mots peuvent-ils, eux, continuer à rassembler ?

Ceux d’Althusser ne semblent là que pour organiser son geste de cueillette. Bribes assemblées sur Les Confessions qui résonnent avec Le Contrat social, Le Discours sur l’inégalité, Julie ou la nouvelle Héloïse, L’Émile, bribes assemblées et micro-commentaires, mots soulignés. « Tout ce qu’il y a de hardi dans le contrat social était auparavant dans le Discours sur l’inégalité », « de même que tout ce qu’il y avait de hardi dans l’Émile était déjà dans la Julie ». « Tout ce qu’on a fait, il fallait le faire et il faudra le refaire disait une femme en grève à la gare de Lyon en décembre 1995. » Ce serait toujours un même geste qui se répète et se diffracte.

Althusser faisait de l’œuvre une forêt, et si Rousseau s’est offert à l’ermitage de Montmorency quelques jours de « délire champêtre », Althusser s’offre des sentiers rousseauistes comme en écho à ses propres préoccupations et à ses propres « délires » ou obsessions politiques. « Errances théoriques » qui inscrivent la pensée dans ce qui se pratique et fait lever le concept disait Louis.

Dans cette cueillette, quelque chose d’Althusser croise d’autres sentes balisées en amont du chemin et en aval. Dans cette cueillette, l’obsession révolutionnaire environne Jean-Jacques et Louis. Diffractions.

« Rousseau tourne sans cesse les yeux vers la nature, il cherche une société indépendante, mais cela ne se concilie point avec le gouvernement vigoureux qu’il imagine ; il étouffe la liberté de ses propres mains et plus il établit de ressorts contre l’esclavage et plus il forge d’armes à la tyrannie. [1] » Saint-Just lit Rousseau comme on lit à son âge impétueux et critique dans la proximité des aînés adulés et récusés. Saint-Just comme Rousseau travaille sans cesse à ses « institutions politiques ». Il se cite lui même de texte en texte, reprend le raisonnement qui habite le siècle. Qu’est-ce qu’un bon gouvernement, quel est le rôle de la loi, faut-il penser l’homme sociable comme naturel ? Nature, loi, morale, gouvernement, morale sensitive, vertu. Ce sont les mêmes mots qu’il faudrait souligner ou faire résonner. C’est sonore, en ondes de choc comme le choc des claviers sur le papier qui s’imprime, radicalement, histoire de la morale, radicalement, c’est à dire qui tient à la nature… La politique peut-elle être un naturalisme ? En aura-t-on jamais fini de penser le rapport de l’homme à la nature et le rapport des hommes entre eux, en aura t-on jamais fini de lire et relire des bribes qui viennent éclairer par fulgurances et obscurcir par ressassement ? « On dira comment un peuple subsistera-t-il sans contrat ? Je demanderai quel peuple en a un. Les nations n’ont ni contrat ni pacte, c’est partout la force qui les gouverne. »[2] Saint-Just ne veut pas du contrat social, il ne veut que la nature. Il entre dans la forêt de Rousseau et admire à nouveau celui qui « établit avec beaucoup de sagesse les principes de l’état sauvage et ramène l’homme à la raison dont il s’était écarté aussi bien que de la nature. » La nature comme lieu où les rapports de force n’auraient pas encore empêché ce « Matérialisme du Sage », « la morale sensitive ». La nature comme lieu où les rapports de force n’auraient pas encore empêché les affections, amour et amitié, de fonder les rapports des hommes entre eux. Mais cette nature qui relie Rousseau, Saint-Just et Althusser dans son « radicalement », est au XVIIIe siècle l’un des concepts dominant de la classe montante. Les individus, Rousseau, Saint-Just et plus tard Louis sont-ils toujours pris dans des conflits singuliers, irréductibles à l’universalité d’une idéologie de classe ?

Les médiations, la discursivité, une prise de notes sont ainsi des nœuds où les antonymes asymétriques s’en donnent à cœur joie :

émancipation/aliénation,

individualité subjective/individualité-incarnation de la classe sociale,

idéologie mystification intentionelle/idéologie puissance de l’inintentionel.

Le langage n’est ainsi pas une matière disponible et neutre, « transparente » diront les historiens althussériens des années 1970 qui ont créé l’analyse de discours comme outil politique, théorique et méthodologique d’analyse des idéologies et du politique[3].

Prise de notes, geste intentionnel ou inintentionel ? « La nature » dispositif idéologique avec lequel nous bataillons plus que jamais entre scientisme et idéologie.

 

[1] Saint-Just, « Antoine », Œuvres complètes, édition de Miguel Abensour et Anne Kupiec, Gallimard, 2004, p. 1052.

[2] Idem.

[3] Je pense bien sur à la thèse magistrale et fondatrice de Régine Robin, La société française en 1789, Semur en Auxois, Paris, Plon, 1970, à son grand livre Histoire et Linguistique, Paris, Armand Collin, 1973, mais aussi aux travaux de l’équipe de Saint Cloud qui ont produit entre autre le Dictionnaire des usages sociopolitiques du français pendant la Révolution française sous la direction de Jacques Guilhaumou althussérien, et Annie Geoffroy, se réclamant de la filiation avec Daniel Guérin.