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Pour Hélène

Sylvie Germain

Pour Hélène

Elle est là, immobile – mais on la sent prête à se remettre en marche, peut-être même à bondir – entre les pins dont ses cheveux épousent la forme des feuillages ; drus, redressés par le vent. Droite parmi les troncs tordus, petite silhouette à contre-jour qui se détache sur fond de mer, la tête auréolée d'une ample et sombre ramure d'aiguilles.

Je plante en ta faveur cet arbre de Cybèle,
Ce pin, où tes honneurs se liront tous les jours :
J'ai gravé sur le tronc nos noms et nos amours,
Qui croîtront à l'envi de l'écorce nouvelle.

C'est en Provence, près d'un hameau nommé Le Brusc, qui en langue provençale désigne la bruyère.

Est-ce une touffe de bruyère qu'elle porte dans ses mains à hauteur de sa poitrine, ou une pomme de pin, quelque autre fleur, fruit ou objet ? On ne discerne pas davantage ce qu'elle tient qu'on ne distingue les traits de son visage à demi plongé dans l'ombre.

Dans l'ombre. Hélène Rytmann-Legotien, aussi vive, active et combative ait-elle pu être dans sa vie – résistante, communiste, chercheuse en sciences sociales – demeure dans l'ombre de celui qui fut son mari, son compagnon en pensée politique, son complice intellectuel, son amour et son fol adversaire, son tourment. Et son meurtrier.

Tous ces attributs peuvent être mis au féminin et retournés au mari : elle fut, de Louis Althusser, l'épouse, la compagne – et préalablement l'initiatrice – en pensée politique, la complice intellectuelle dont il admirait le fin discernement et l'art de manier les concepts, l'amour et le plus intime ennemi, le tourment – aiguisé jusqu'à la folie. Et la mort – longuement, lentement distillée par la stupeur du crime qu'il avait commis en état de démence.

Faunes qui habitez ma terre paternelle,
Qui menez sur le Loir vos danses et vos tours,
Favorisez la plante et lui donnez secours,
Que l'Été ne la brûle, et l'Hiver ne la gèle.

Mais l'été l'a brûlée, l'hiver l'a gelée.
Qu'a-t-on retenu d'elle, que sait-on d'elle, que dit-on d'elle ? Qu'elle a été étranglée par son mari Louis Althusser un jour d'automne 1980. Ton Louis, Leloui, ainsi qu'il signait nombre des lettres qu'il lui a adressées, la saluant par des surnoms cocasses et tendres: Choucha, Bistoufle, Mon Chourin. Cette correspondance, forte, troublante et belle, a été éditée [1] ; mais cette relation épistolaire est à sens unique : les lettres d'Hélène sont absentes.

Elle est réduite à sa fin tragique, et jusque après sa mort, reléguée, figée dans l'ombre de son illustre meurtrier. Mais sa vie en amont, ce qu'elle fut, ce qu'elle fit?

Hélène sous les pins, fragile et discrète dryade à peine détachée des troncs distordus par le vent, tenant dans ses mains une pomme d'or cueillie au Jardin des Hespérides. Hélène en Eurydice strangulée par le serpent folie, exilée aux Enfers puis « chantée » – ou plutôt racontée d'une voix sobre et sombre – par celui qui l'y avait précipitée, y sombrant lui-même à demi.

L'avenir dure longtemps, amèrement, en vertigineuse solitude pour qui a commis l'irréparable sans l'avoir voulu, encore moins prémédité. Mais qui, conscient ou non, a bel et bien consommé ce crime et se doit d'en rendre compte – aux autres, et avant tout à lui-même ainsi qu'à sa victime – afin de ne pas laisser le dernier mot aux démons assassins qui l'avaient pris d'assaut un matin de novembre après l'avoir si longtemps persécuté.

Écrire pour desceller et soulever la pierre tombale du silence qui l'avait pétrifié après son acte démentiel. Écrire pour se rétablir dans le droit et le devoir de penser. Pour se redresser dans sa vocation et sa dignité de penseur, et faire face à l'ombre d'Hélène.

Pasteur, qui conduiras en ce lieu ton troupeau,
Flageolant une Eglogue en ton tuyau d'aveine,
Attache tous les ans à cet arbre un tableau,

Qui témoigne aux passants mes amours et ma peine ;
Puis l'arrosant de lait et du sang d'un agneau,
Dis : " Ce pin est sacré, c'est la plante d'Hélène" [2].

 

[1]. Louis Althusser, Lettres à Hélène, édition réalisée par Olivier Corpet, préface de Bernard-Henri Lévy, Paris, Grasset/Imec, 2011 et Le Livre de poche, 2013.

[2]. Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène (1598), VIII.