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Les « folies » d’Althusser, quelques remarques factuelles autour du « diagramme de la folie »

Yann Moulier Boutang

Les « folies » d’Althusser, quelques remarques factuelles autour du « diagramme de la folie »

Choc

Je me souviens comme si c’était hier de la découverte dans ses archives de ces deux feuilles format paysage qu’il fallait disposer l’une à côté de l’autre, de ce que nous décidâmes François Matheron et moi-même d’appeler le « diagramme de la folie ». Nous fûmes « estomaqués », un mot qu’il affectionnait comme au reste de celui de « stupéfait ». Lui qui était si vague en général sur ses hospitalisations, avait minutieusement tout tracé, légendé, bordé.

Nous gardons la trace de l’élaboration de ce tableau récapitulatif. Dans le même dossier que le diagramme se trouvaient jointes trois pages agrafées manuscrites elles aussi dont on peut considérer les deux premières comme le brouillon autographe de la chronologie des hospitalisations de 1943 à 1970. La première, sur papier à en-tête de l’hôtel de la résidence à Genève (hôtel où descendait Louis Althusser quand il se rendait à Genève pour voir Claire I.), la seconde sans en-tête mais poursuivant de la même écriture, la recension des dates de 1964 à 1970. On y trouve, grossi, le graphe de la descente et de la montée du cycle dépressif « inaugural » de 1947. Un troisième feuillet sur en-tête de l’ENS, rajouté et d’une écriture qui est celle de Michèle Loi, reprend beaucoup plus sommairement la chronologie de 1973 à septembre 1980.

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Soit le tracé de la ligne du temps de gauche à droite.

Sur cette ligne au-dessus, indiquez les années successives de (19)43 à (19)70. Au-dessus des années, la situation : la captivité, la scolarité à l’ENS, l’agrégation et le poste de « caïman » (agrégé répétiteur) sans interruption. Légèrement au-dessus les deux « règnes » de ses analystes, celui de Laurent Stévenin nommé « psychothérapeute » de la fin de 1950 au printemps (19)64 et, début (19)65, celui de (René) Diatkine non terminé en 1970, moment où s’arrête le graphique.

Ajoutez, partie essentielle du diagramme, les 18 encoches arrondies concaves repassées au rouge, réparties sur les deux feuillets et les trois encoches convexes bleues toutes situées dans la deuxième moitié de la deuxième feuille de 1965 à 1970. Chacune des encoches rouges plus ou moins profondes est accompagnée d’une flèche qui conduit à une légende expliquant l’intensité de la dépression, les circonstances, le traitement, le lieu d’hospitalisation. Les épisodes « hypomaniaques » (correspondant à une phase d’excitation, d’hyperactivité) en bleu sont en revanche très peu commentés.

Complétez à l’attention de ceux qui n’auraient pas compris, un encadré qui donne la règle de production des accidents (« processus lents de décomposition ») et de réparation (lent). Ajoutez l’exception énigmatique, de « virage » (comprenons brusque rétablissement).

Et vous avez un véritable missile dont le(s) destinataire(s) est (sont) aussi bien à l’époque de la rédaction (1970-71) l’analyste René Diatkine, Hélène, qu‘après 1980, Fernanda Navarro, Michèle Loi, et tous ceux qui s’intéresseront à son destin singulier, les « disciples », le biographe, les lecteurs compris.

Missile au premier degré : le caractère endémique, régulier (au printemps), finalement normal des crises, est impressionnant. Une autre caractéristique apparaît : de 1943 à 1963, la dépression revient avec une régularité d’horloge tous les deux ans (seules les années 1948 et 1949 font exception). À partir de 1964, c’est quasiment tous les ans particulièrement l’année 1969 avec trois séjours entre 1969 et 1970. Il se produit selon l’auto-diagramme une accélération.

Missile au second degré aussi parce qu’il rappelle furieusement dans son dessein sa préméditation, la première phrase par quoi s’ouvre Les Faits (le premier essai d’autobiographie) : « Puisque c’est moi qui ai tout organisé, autant que je présente tout de suite ». Ma folie  – semble dire le diagramme –, n’est pas l’égarement d’Ajax : je suis conscient de ma maladie. Tout sous contrôle. La froide objectivité clinique n’est pas le privilège des analystes et des psychiatres (même pas nommés sauf Ajuriaguerra).

Althusser n’en fait-il pas un peu trop, surtout rétrospectivement, après 1980 quand il argumente dans sa lettre à René Diatkine, le 22 mars 1985, que son passage à l’acte aurait finalement résulté d’un renversement de l’effet des médicaments après son opération d’avril 1980, en n’ayant en tête pas seulement la dernière année avant le drame, mais aussi le diagramme ?

« Il me semble que ces états peuvent être soit passagers, (soulignements de l’auteur) et à la suite d’un traitement approprié et du temps nécessaire, disparaître complètement, rendant ainsi le « malade » à la vie normale, soit des états qui, à l’expérience, s’intègrent à des formes globales infiniment plus graves et durables sombrant à la limite dans la schizophrénie (sic) ou des délires permanents. »

Les oublis et les manques, esprit de finesse

Quelques éléments et questions à poser (ce qui n’est pas commenté et les blancs) :

  1. Tout d’abord les bornes du diagramme chronologique : à gauche, il est incomplet, il ne commence qu’en 1943. À droite, il s’achève en 1970. Il manque une décennie avant la charnière de 1980 et vingt ans avant la mort.
  2. Le traitement évoqué : sont mentionnés explicitement les électrochocs nommés « chocs », les neuroleptiques et antidépresseurs sont mentionnés (tofranil, largactil, anafranil), le curare (pour détendre les muscles des mâchoires contractées par les électrochocs ? sinon on ne lui connaît aucune vertu antidépressive), les cures de sommeil sans aucun nom de somnifères spécifiques. Le lithium n’apparaît pas, pas plus que les anxiolytiques. Dans les deux premières dépressions mentionnées, 1943 et 1945, Althusser note qu’il n’y a pas eu de traitement. Il qualifie cette dépression de « petite ». Nous savons par le *Journal de captivité* (1992) et par le témoignage de son ami Robert Daël qui le prit sous sa protection au Stalag que cette crise fut lourde.
  3. Le document n’est pas directement daté. Le matériau qui a servi à le réaliser date probablement des discussions qu’Althusser a après son troisième internement consécutif à Soisy avec DTK (Diatkine) (voir plus loin). Mais lorsque Louis Althusser se mit à écrire *Les Faits* en 1976 et rassembla des matériaux sur « sa » folie, comme postérieurement lorsqu’il écrivit *L’Avenir dure longtemps*, ce diagramme devint une sorte de « table de la loi ». Pas celle qu’il avait mise au point avec Hélène en juillet 1964, mais celle qu’il tentait d’imposer à son analyste dans ses phases prolixes et fertiles en arguments tous azimuts.

D’autres manques dans ce diagramme frappent le biographe.

  1. Tout d’abord deux suicides qui encadrent le recours à Laurent Stévenin ; celui d’Engelman, un biologiste communiste qui ne supporta pas l’affaire Lyssenko et se jeta des toits de l’Ens, et ensuite le suicide de Jacques Martin en 1963 qui était en narcoanalyse lui aussi avec Stévenin, ce qui conduisit Althusser à rompre avec son analyste.
  2. Ensuite les femmes n’apparaissent pas dans ce diagramme alors que l’expulsion du Parti communiste d’Hélène Rytmann rencontrée l’hiver 1946 joue un rôle décisif dans la lourde dépression de mars à mai 1947. Le coup de foudre à Saint-Tropez pour Claire I. en septembre 1955, précède de six mois la terrible dépression qui durera de mars à mai 1956. En septembre 1961, sa rupture avec Claire après la rencontre de Franca Madonia, précède la dépression sans hospitalisation. La dépression de 1962 suit l’éloignement de cette dernière qui mourra à Paris en 1981, sans avoir pu voir Althusser à Saint-Anne. À la sortie de la clinique d’Epinay commence le travail qui aboutira à la stabilisation de sa relation indissoluble avec Hélène sur la base d’une interprétation analytique par cette dernière qu’on retrouvera dans *Les Faits* et dans *L’Avenir dure longtemps [1]*.
  3. Un autre personnage clé de la folie d’Althusser, de sa folie *privée*, non de la folie largement mise en scène à partir des années 1970, par lui-même mais aussi par Hélène devenu la vestale de la « maladie », manque dans ce diagramme. C’est sa sœur Georgette, de trois ans sa cadette. Or, cette dernière souffre du même mal mélancolique que lui. Ses dépressions, ses hospitalisations à elle, suivent ou précèdent de peu les siennes. En 1943, à la suite d’un terrible bombardement américain au Maroc qui touche un hôpital où elle travaillait, Georgette entame le chemin de la même « folie circulaire » que son frère. Après la naissance de son fils François, son état devient aussi chronique que celui de son frère. Elle meurt un an après lui. J’ai dit ailleurs combien le refus de prendre en compte cette mélancolie à deux avait égaré tout le monde à commencer par Hélène et Louis Althusser, à suivre par Laurent Stévenin qui a eu le frère et la sœur sur son divan, à terminer par René Diatkine qui fut choisi (pour dire non à Lacan). Inceste analytique contre lequel Hélène ne put opposer qu’une autre forme de dangereux inceste, elle qui fut analysante chez Diatkine jusqu’à son dernier jour. Elle prit sans s’en rendre compte la place de Georgette l’été 1964, déclenchant le rêve prémonitoire, à elle adressée, le 10 août 1964 qui commence ainsi : « Je dois tuer ma sœur, ou elle doit mourir [2]» et qui est une stupéfiante anticipation du meurtre de novembre 1980.

J’ai établi dans le premier volume de la biographie que si 1943 est le point de départ officiel, pour lui, de la psychiatrisation de sa mélancolie, une première dépression avait bien eu lieu en avril-juin 1938. Elle fut suffisamment sérieuse et longue pour dissuader le cagneux lyonnais de se présenter au concours cette année-là. Cette dépression fut consécutive à une scarlatine. Or, en 1929, lorsque Georgette contracta la scarlatine en Algérie, sa mère saisit l’occasion de séparer le frère et la sœur qui étaient très unis et d’envoyer le jeune Louis chez ses grands-parents maternels Berger dans le Morvan pendant un an.

Les erreurs du diagramme

Nous n’allons pas examiner ici point par point, l’exactitude des encoches ou de leurs légendes. Mais les quelques erreurs que l’on relève ne sont pas anecdotiques.

La première, la plus frappante est la datation par Louis Althusser de la dépression très forte de la Vallée aux Loups qui eut lieu du printemps 1956 à l’année 1959. La seconde est qu’en 1964, année signalée pourtant comme sans hospitalisation, et simplement en « intense hypomanie », il séjourne à la Clinique de Bellevue. Le moment miraculeux de l’idylle avec Franca vient de passer. Remarquons également que la rencontre avec Stévenin est datée de juin 1949 (au moment de l’affaire Lyssenko) et pas de fin de l’année 1950. Chaque fois qu’un événement important a eu lieu, la mémoire d’Althusser trébuche. L’indubitable dérèglement de cette dernière par les médicaments, les cures de sommeil et surtout les électrochocs, n’expliquent pas les lignes de fuite. Ces erreurs de dates disent quelque chose.

Les folies d’Althusser, « sa » folie, « ses folies »

Il reste donc à collationner soigneusement les dates pour établir le diagramme effectif des séjours d’Althusser en établissements psychiatriques. Et les confronter aux hospitalisations de Georgette. Seul ce double diagramme sera parlant. Le biographe essaya plusieurs fois au cours de ses entretiens d’aiguiller la conversation sur Georgette. Il se heurta à une très forte résistance. Bien plus forte qu’à évoquer le cas d’Hélène, notamment de son passé.

Quand j’étais en train de préparer ma biographie de Louis Althusser [3], de réaliser des entretiens avec lui (donc de 1986 à 1990), puis d’examiner avec François Matheron les archives transférées à l’Imec après sa mort (1991), je me trouvai vite face à la question de la « folie ». Des folies : En tant que biographe, intrus par définition, je devais certes m’intéresser à la folie de la justice qui conclut à un non-lieu de responsabilité criminelle – il y avait eu mort, mort de sa femme étranglée dans un moment de démence en novembre 1980 –, ou à celle des médecins, des psychiatres et des psychanalystes, qu’on appelait « folie circulaire », puis psychose « maniaco-dépressive » et aujourd’hui « trouble bipolaire ». Mais l’essentiel était ailleurs. Il fallait retrouver comment Althusser vivait puis avait vécu « sa » folie, dans ses crises de dépression, ses hospitalisations, ses analystes et analyses. Et pas simplement dans ses deux textes autobiographiques où il a construit « sa » folie, se l’appropriant et partant, la déformant. « Sa folie » ou « ses folies » ? Avec un avant et un après 1980. Avant, il connaît des petites dépressions, plus ou moins sévères, discrètes, aux yeux mêmes de l’administration et de ses élèves les plus proches. Dans la décennie 1970-1980, les dépressions s’accélèrent : les phases hypomaniaques qui ont toujours existé, apparaissent en plein jour. On pense en particulier à la période agitée en 1978 (à Venise), en 1976 (à Grenade), en Grèce et à Rome en 1979 et 1980 où ils découvrent un troisième Althusser, celui du matérialisme aléatoire qui leur paraît presque délirant, ce que les psychiatres nomment l’état hypomaniaque. Enfin, après le meurtre, il entame au printemps 1985 en pleine phase hypomaniaque de rédaction de L’Avenir dure longtemps, la énième récapitulation de ses états, répétant un travail qu’il avait entrepris pour Les Faits. Et chaque fois, c’est un regard différent sur lui-même et sa mélancolie qui se met en place.

C’est ce frémissement-là, qui anime le diagramme derrière la sûreté du trait soigneusement repassé en couleur. Foucault écrivit sa puissante Histoire de la folie. Althusser, comédien et martyr comme Saint Genet, vécut la folie de son histoire. Ses propres catégories, la coupure, la surdétermination, le procès sans sujet se mirent à marcher sur lui : prophétie auto-réalisatrice.

[1]. « Lettres sur l’enfance et rêve prémonitoire », voir l’édition augmentée de L’Avenir dure Longtemps, Stock-Imec, 1994, p. 405-432.

[2]. Op. cit., p. 429-431.

[3]. Yann Moulier-Boutang, Louis Althusser, une biographie, Vol. 1.  La formation du mythe, Grasset, 1992 ; édition de poche 2002. J’ai tellement annoncé et repoussé la parution du volume 2 que plus personne n’y croit, sauf moi. On a dépassé les Vingt ans après. Mais, comme dit Rabelais : « Tout vient à point à qui peult attendre » !