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La lettre fantôme

Franck Damour

La lettre fantôme

Un détail accroche l’œil qui parcourt ce feuillet dactylographié : le E majuscule du mot Église semble disparaître. Un E fantôme, comme s’il ne devait plus rester de l’Église que les églises, bâtiments évidés de sens. Sans doute s’agit-il d’un défaut de la machine ou du ruban, comme c’était souvent le cas au temps des Underwood, Remington, Japy et autres Omega. Mais ce E qui s’efface – notez que c’est la seule lettre qui soit toujours estompée – pourrait trahir une hésitation de la main au moment d’appeler l’institution Église. D’autant que le reste du feuillet dactylographié, avec sa grande marge sur la gauche, ses lignes régulières, le faible nombre des corrections, montre un texte préparé, étayé par des notes sur un cahier.

Cette lettre fantôme est comme la butte témoin de ce que l’Église a été aux yeux de Louis Althusser. Elle seule suffirait à répondre à la question posée par la revue Cahiers de Jeunesse de l’Église dans une de ces enquêtes qui était sa marque de fabrique depuis 1942 : poser une question sur l’avenir de l’Église, recueillir les réponses de catholiques mais aussi de protestants, d’orthodoxes, de juifs, de marxistes et d’incroyants... La question posée pour ce dixième volume de la revue porte sur l’effacement social de l’Église en ce monde d’après-guerre : « La Bonne Nouvelle est-elle annoncée aux hommes de notre temps ? »

Cahiers de Jeunesse de l’Église est l’expression d’un mouvement, un petit groupe autour de la figure du dominicain Maurice Montuclard. Frappé par les évènements de 1936, il regroupe autour de lui des prêtres et des laïcs qui s'engagent dans une forme de vie communautaire pour nourrir un renouveau de l’Église. En 1946, ceux qui y ont survécu s’installent dans un domaine à Clamart, pas très loin des Murs blancs où vivent Emmanuel Mounier et certains membres d’Esprit. Dans ce groupe se retrouvent des jeunes gens souvent issus de l’école d’Uriage et des rangs de la Résistance, attirés par le projet intellectuel et spirituel portés par Montuclard : refonder spirituellement la présence de l’Église au milieu des hommes. L’époque est aux utopies communautaires, aux laboratoires qui prolongent l’expérience de la Résistance, ce trésor de liberté soudainement découvert comme l’a si bien décrit Hannah Arendt. Le réseau Jeunesse de l’Église travaille à la publication des Cahiers de Jeunesse de l’Église, mais il est surtout lié par une vie communautaire, rythmée par des temps de partage et de fondation spirituelle. On y voit souvent Mounier, des prêtres-ouvriers, parfois Henri-Irénée Marrou ou l’abbé Pierre. Et aussi, à partir de l’automne 1947, Louis Althusser, jeune agrégatif revenu de cinq années de stalag, ancien « prince tala » de l’ENS – du surnom donnée aux étudiants de la prestigieuse école « qui vont-à-la messe ». Il y vient avec sa compagne Hélène Rytmann-Legotien. On y débat des moyens de refonder l’Église, de lui redonner pied dans le monde moderne. Louis participe à ces débats avec suffisamment d’intensité pour que lui soit confié l’article introductif de ce dixième Cahier.

Or, en ces années, Althusser est en train de quitter le foyer catholique. Il a découvert le communisme pendant la guerre et il lui semble de plus en plus manifester une forme plus achevée de fraternité universelle. Aussi son texte décrit-il l’Église de loin, avec un regard clinique : « L’Église moderne n’est plus chez elle dans notre temps et la grande masse des fidèles sont dans l’Église pour des raisons qui ne sont pas vraiment de l’Église. » Elle est devenue étrangère au monde, en dehors de « la lutte ». Et pourtant la fin du texte abandonne cette distance, lorsque Louis décrit « les petits groupes actifs » comme « terriblement seuls dans l’immense monde de l’Église ». Louis est comme fasciné par cette quête, mais il la juge désespérée car l’institution Église lui semble trop enkystée dans le capitalisme agonisant. Ce sont dans les forces proprement spirituelles que Louis Althusser ne croit plus, même si ces mêmes forces spirituelles l’attirent encore, lui offrant encore pour un temps une fraternité accessible dans cette communauté du côté du Petit-Clamart.