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« Familles, je vous hais »

Catherine Clément

« Familles, je vous hais »

La haute écriture régulière est parfaitement lisible ; même les ratures sont propres, c’est dire. Sous des dehors simplistes, le sujet est alambiqué, ouvert sur les rhétoriques de tout poils, c’est d’ailleurs ce que l’on demande à un sujet de concours blanc, en hypokhâgne ou khâgne. Cela s’intitule De l’Ambiguïté, avec une majuscule honorifique.

Louis Althusser la traite gentiment, en trois parties, façon Hegel : 1) l’Ambiguïté « présente dans la vie de l’esprit », partie qu’il nomme « décorative » ; 2) Ambiguïté «  absente devant son regard » (son titre renvoie, j’imagine, aux yeux de l’esprit), partie dite « réflexive » ; 3) partie « présente dans la réalité qui conditionne toute chose », que Louis Althusser appelle « dialectique ». Tout ça, ampoulé à l’extrême, selon les règles de la philosophie universitaire des années 1955-1960, une exécrable chape de plomb. La suite de la dissertation, je ne la connais pas.

Un jour, dans les années 1970, comme je lui demandais pourquoi il avait choisi d’habiter à l’intérieur de l’École (il n’y en a qu’une, tous les normaliens le savent), Louis Althusser me répondit d’un trait, et violemment : « Parce que c’est ce qui ressemble le plus à mon stalag de prisonniers ». À l’époque de ma question, Althusser était déjà ce que j’appelle « une vieille bête d’analyse », avec une expérience de la cure suffisamment longue pour forcer l’esprit à l’interprétation la plus directe, la plus sauvage.

Cette sauvagerie analytique s’exerce tout au long de L’avenir dure longtemps. Althusser y étale avec rage les maillons de son meurtre, avec la même application de bon élève perceptible dans son introduction manuscrite à une dissertation certainement bien fichue.

Premier maillon : les vrais hommes. Les voici dans une scène agricole du temps de son enfance : une « batteuse » (machine à battre, en bois, ancêtre de la moissonneuse-batteuse) trie le grain et la paille à grands renforts de courroies et de fumée. « Et moi, voici que je me trouve, oui, dans la compagnie des vrais hommes respirant la sueur, la viande, le vin et le sexe.» Pour avoir souvent connu des scènes du même type, je reconnais la justesse des odeurs – charbon fumée jets d’eau huile grains sueur d’hommes – et la force du verre de vin que les « vrais hommes » tendent au petit Louis. Va-t-il boire ? C’est-y un homme ou pas ?

La scène du verre de vin que le petit aurait bu sous les acclamations est imaginaire, nous dit le conteur dans le paragraphe suivant. Mais ce qui ne l’est pas, c’est la question qui taraude Althusser, à ses dires : suis-je un homme ou pas ?

Je n’y crois guère. Le « suis-je ou non un homme » me semble téléphoné par l’analyste au nom de la sexualité immarcescible de son patient, supposée malheureuse – sinon, pourquoi la cure ?

L’entre-soi avec de vrais hommes se répète dans le fameux stalag où Louis Althussser vécut cinq ans de captivité. Cinq ans ! Il s’y trouve bien. « Je dois reconnaître que je me suis plutôt bien installé dans la captivité (un véritable confort, car une véritable sécurité sous la garde des sentinelles allemandes et des barbelés) : sans nul souci de mes parents, et j’avoue que j’ai même trouvé dans cette voie fraternelle, parmi de vrais hommes, de quoi supporter une vie facile, heureuse car bien protégée. Nous étions entre les barbelés, et sous des gardiens en armes, soumis à toutes les vexations des appels , des fouilles, des corvées, nous avons eu très faim la première et la dernière année, mais, comment dire, je m’y sentais en sécurité, protégé de tout danger par la captivité même. »

Pas le moindre petit désir de liberté. Voulez-vous de l’ambiguïté ? Voici Louis pendant la guerre.

Ce qui n’est pas dans le stalag, c’est le deuxième maillon du meurtre : l’ombre même de la féminité. Or, l’École de la rue d’Ulm, ce faux stalag, échappe à la comparaison : d’abord parce que les normaliens ne sont pas encore de vrais hommes, à supposer qu’ils le deviennent un jour, ensuite parce que dans le logis de Louis vit avec lui, Hélène, sa femme légitime. Trop de grands enfants à éduquer à quoi s’ajoute une femme, voilà qui fait un peu famille, suffisamment pour tourmenter Louis Althusser, l’ennemi des familles, le « plus terrible de tous les appareils idéologiques d’État ». Althusser ne cite pas André Gide, qui dans les Nourritures terrestres rendit fameuse la phrase « Familles, je vous hais » – ce qui ne l’empêcha pas de faire famille à son tour en se rendant père biologique de Catherine Gide.

Manque un enfant. Faire famille, pour Louis, c’est de la folie. Ou plutôt, c’est sa folie même.

Dans L’avenir dure longtemps, la page qui suit hisse son auteur au rang des explorateurs de l’esprit : aux trois grandes blessures narcissiques que Freud assigne à l’humanité, Galilée, Darwin et Freud lui-même, s’ajoute cette révélation « inacceptable », la famille, étant le lieu du sacré, du pouvoir et de la religion, apparaît comme le plus puissant des appareils idéologiques d’État.

Au stalag, le prisonnier Louis cède à son obsession : se faire des réserves. C’est le troisième maillon, ou, pour reprendre le manuscrit dissertatoire, c’est la partie dialectique. Réserves dans un  stalag ? Oui, de pain et de boudin noir rangés sous la paillasse, à l’endroit de la pensée, juste sous la tête. Et puis voilà que cela pourrit. L’auteur de L’avenir dure longtemps affirme qu’il continua pendant soixante ans à se constituer des réserves, d’argent (?), d’amis et surtout de femmes, histoire de ne jamais se trouver seul sans une femme.

Vraiment ? Où est passée la grande fraternité virile des vrais hommes ? Où a disparu la protection maternelle de Daël, dans le stalag ?

Une fois libéré, Daël, deux mètres de haut, « tendre avec moi comme une femme (la vraie mère que je n’avais pas eue) » , mais aussi « homme véritable », fit savoir à son bébé immense qu’il aimait entendre « le bruit de talons d’une femme à son bras sur les trottoirs de la ville », et Althusser en fut si malheureux qu’il extorqua à son ami la promesse de ne jamais se marier.  Est-ce vrai ? Pas sûr.

Tous ces faits d’analyse exposés joliment me paraissent des propos de divan, de ces propos lumineux un jour, et vides de contenu le mois suivant. Ce sont les « habits analytiques » soulignés par Olivier Corpet et Yann Moulier Boutang dans leur préface. Si j’osais, j’exposerai les trois maillons selon le plan de l’ambiguïté :1) Les vrais hommes, partie décorative 2) Que faire des femmes, partie réflexive ? 3) Des réserves, partie dialectique du pourrissement.

Ça pourrait même faire très joli.

Non. On ne plaisante pas avec la rhétorique quand la mort d’une femme est en jeu. J’ai en mémoire la haute taille et l’aspect massif d’Althusser, qui, lorsque je m’efforçai de lui présenter mon fils de trois mois à l’automne 1961, lui jeta un tel regard que je recouvris mon petit avec la couverture. Althusser était menaçant – en tous les cas, j’avais eu peur de lui.

On n’ose pas penser qu’un de ses professeurs est fou. Quand Elisabeth Roudinesco me téléphona un dimanche où j’étais de garde au journal Le Matin de Paris, je n’ai pas cru un instant qu’Althusser avait étranglé Hélène. Nous avons été quelques-uns à refuser de croire au meurtre ; qui plus est, je l’écrivis en toutes lettres dans mon journal. À la réflexion, la frayeur impensée que me causa l’immensité d’Althusser courbé sur mon enfant était bien le signe d’une folie que je n’avais pas su voir.