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Châtelet, encore

Ivan Chaumeille

Châtelet, encore

Le 21 juin 2010, Dominique Lecourt me recevait dans son bureau au Centre Georges Canguilhem. Il avait généreusement accepté d’évoquer pour moi ses souvenirs de François Châtelet, les liens indirects qu’ils avaient d’abord entretenus, puis ceux plus serrés qu’ils devaient nouer dès la première réunion que Jean-Pierre Chevènement, secondé par Philippe Barret, organisa en 1982 « pour lancer une mission de création d’une institution nouvelle qui défendrait la philosophie et son enseignement » : le futur Collège international de Philosophie.

Il me rapporta qu’il le vit la première fois pendant l’année scolaire 1963-1964. À cette époque-là, il était élève en khâgne au lycée Louis-le-Grand. Son professeur de philosophie Maurice Savin – disciple d’Alain – tombé malade, ils virent apparaître un personnage qui les stupéfia, qui parlait sans notes et qui, d’une voix tonitruante, « faisait entrer le bruit et la fureur du monde extérieur » dans leur salle de classe. Par après, l’ayant eu quelques mois comme professeur, Dominique Lecourt reste désormais attentif aux travaux de François Châtelet. Mais avant de le rencontrer une seconde fois, me dit-il, il y eut un intermédiaire qui fit qu’il avait « le commentaire de ce que faisait Châtelet sans pourtant le fréquenter ». Cet intermédiaire, c’était Louis Althusser.

Althusser avait une grande affection pour François Châtelet, bien qu’il défendît, dans ses ouvrages, des positions diamétralement opposées aux siennes, puisque Châtelet était encore hégélien et qu’Althusser avait cru utile — il s’en repentirait par la suite — de dire que Marx avait rompu avec l’hégélianisme… . Outre un goût commun de la bonne chère — Châtelet faisait des éloges dithyrambiques des gigots d’Althusser — c’est une même opposition au marxisme officiel tel que voulu par l’orthodoxie soviétique qui les lie alors, même si Althusser est resté membre du parti communiste jusqu’au bout, quand Châtelet n’y passa que quelque quatre ans.

Plus récemment, Noëlle Châtelet me confie n’avoir vraiment fréquenté Althusser qu’après la mort de sa femme. Certes elle se souvient, plus jeune, de dîners à l’École normale supérieure — elle se souvient en particulier du brochet à l’oseille du philosophe cuisinier —, mais les souvenirs qu’elle remémore datent pour l’essentiel des dernières années de la vie de François. Elle allait chercher Louis Althusser dans son appartement du xxe arrondissement, rue Lucien-Leuwen, en voiture, pour qu’il dîne avec François et qu’il lui parle. Souvent elle partageait avec eux un moment, puis s’effaçait « pour les laisser à leurs discussions tactiques et techniques sur le marxisme ». Toujours elle le reconduisait chez lui quelques heures plus tard. Et le leitmotiv qui avait résonné à l’aller retentissait avec la même insistance au retour, dans l’intimité de l’automobile : « Je n’ai pas assez payé le meurtre de ma femme. On aurait dû me mettre en prison. Je n’ai pas fait de prison. On me considère comme un fou. Je n’ai pas payé ma dette ! »

L’intérêt de François Châtelet pour Louis Althusser n’a jamais faibli. Il suffirait pour s’en convaincre de suivre ses travaux pas à pas, de sa thèse complémentaire soutenue en 1959 et parue en 1962, dont on sait que c’est Althusser qui lui avait trouvé le beau titre Logos et Praxis, à ses textes de la toute fin des années 70 : Chronique des idées perdues — où le nom d’Althusser, si l’on excepte ceux de Platon, Hegel et Marx, est le plus mentionné —, son Profil consacré au Livre I du Capital, ou bien encore Les conceptions politiques du xxe siècle en 1981, où Châtelet revient sur la distinction althussérienne entre appareils d’État et appareils idéologiques d’État ; on verrait dans les exposés et les cours qu’il donnait au Centre d’Études Socialistes — par exemple « Idéologie et vérité » en 1962 et « Science et idéologie » en avril 1967 —, comment les travaux d’« Althusser et ses amis » écartent volens nolens ceux de Sartre, comment Lire Le Capital et Pour Marx relèguent la Théorie des ensembles pratiques parmi les chimères de l’idéologie. C’est dans cette exacte ligne que, en mars 1966, il écrit pour le premier numéro de La Quinzaine littéraire ce qui restera l’article le plus long que son journalisme philosophique lui ait donné d’écrire : « Chemins nouveaux vers Marx » (paru sous le titre « Le jeune Marx à la recherche du marxisme ») [1].

Juillet 1967, Châtelet ouvre la décade de Cerisy consacrée au Centenaire du Capital avec ces mots : « Marx, comme l’être lui-même, se dit ou se lit de manières multiples… ». C’est avec ces mêmes mots qu’il vitupère en 1977, dans le numéro que L’Arc avait dédié aux intellectuels, la prétention d’un certain structuralisme à devenir « un système représentatif à vocation universelle » : « Que “l’inconscient soit structuré comme un langage”, écrivait-il, ne permet nullement d’en inférer que l’Être se dise de manière une… ». C’est dans cet article encore qu’il mène de front la critique des marxistes que lui-même et Althusser furent, en dénonçant d’une part la sujétion de Logos et praxis à l’égard de la philosophie de l’histoire matérialiste, et en accusant d’autre part « le sauvetage épistémologique d’Althusser de n’être ni plus pertinent ni plus efficace que le sauvetage ontologique tenté par Sartre : l’un et l’autre demeurant tributaires d’une conception unitaire de l’Être (ou de la Vérité) ».

 

[1] Cet article a été repris par nos soins dans François Châtelet, L’Apathie libérale avancée et autres textes critiques (1961-1985), Paris, Le Seuil, 2015.