Aller au contenu
Recherche

Althusser-Sartre, une déclaration d’amour

Anthony Crézégut

Althusser-Sartre, une déclaration d’amour

« Hello, is it me you are looking for ? », je fais le choix de cette trivialité pop’ pour introduire une déclaration d’amour incongrue de Louis Althusser à Jean-Paul Sartre. Pop’, pour Sartre, entre la tentation du populisme et la contre-culture underground par-delà la pop, dans le patronage de Libé’ l’année suivante. « Ils ont raison de se révolter », « Élections piège à cons », Sartre aime user d’un langage simple, populo, enfin « qui fait peuple », de ce peuple qu’il s’imagine en soutenant les populistes du Quartier latin, encore assez loin de la culture populaire authentique ni celle aliénée dans la culture de masse. Pop’, comme une explosion, de cette révolution culturelle qui doit venir des marges de nos sociétés, mais nées de la révolte de la jeunesse désenchantée des beaux-quartiers parisiens. Althusser semble ne pas être dans le même horizon pop, avec son austérité monacale, son choix de rester dans l’Église moderne qu’est le Parti, son refus de la médiatisation jusqu’à ne rien connaître de la télévision, selon le témoignage de son camarade Philippe Sollers. Il est un cliché, une vérité évidente, de dire que Lire le Capital ou Pour Marx ont constitué une rupture avec le paradigme phénoménologique, la conception existentialiste du monde, jusqu’au succès indéniable de sa schématisation autour des Appareils idéologiques d’Etat (AIE) une critique des illusions du sujet libre acteur de l’histoire, qu’on retrouve, sous des formes transfigurées chez Foucault, Deleuze, Derrida ou Bourdieu dans les années 1960 et 1970. Et pourtant, en 1972, les deux maîtres des étudiants parisiens engagés en 1968, deux chefs de file des écoles rivales, structuraliste et existentialiste, se retrouvent dans la perspective du maoïsme occidental, flirtent avec les jeunes loups de la Gauche prolétarienne (GP) qui clament la nécessité de la destruction des institutions dites démocratiques, responsables du grand enfermement moderne (des écoles, hôpitaux, cliniques réductibles à la prison) producteurs d’une violence symbolique structurelle, d’un contrôle social sur les masses, de répression idéologique. La rencontre entre Sartre et le jeune André Glucksmann, écrivant régulièrement dans les Temps modernes[1], et élève chéri d’Althusser [2], les ponts ouverts avec Michel Foucault, qu’Althusser considéra comme le meilleur de ses élèves et que Foucault vénéra longtemps comme un maître qui l’a éveillé à la pensée, permettent de comprendre les fils invisibles qui relient les deux cadres. Derrière ce qui semblait une opposition irréductible, Althusser n’hésite pas, à différents moments de sa vie, à affirmer à ses proches l’admiration qu’il a pour Sartre. Il dit à la mort de Sartre, « c’était notre Rousseau » comme de Gaulle dit « on n’emprisonne pas Voltaire ». Il reste d’un respect pour ce qu’il perçoit de son honnêteté et de son style littéraire. Et comment ne pas voir dans L’Avenir dure longtemps une répétition des Mots, une touchante autobiographie, ses Confessions, où on dit sur les faux-semblants, un mentir-vrai sans fards et pourtant enrobé encore dans la fiction ?

« Hello, is it me you are looking for ? » Je reprends la boutade richienne de départ, car leur Mao est d’abord, malgré tout, autant celui de Warhol ou de Godard, un maoïsme pop, hypermoderne, postmoderne. Cette non-rencontre, cette rencontre possible, imaginée, que détaille ici Althusser peut être traitée comme une opera buffa derrière laquelle se joue tout de même une opera seria, une tragicomédie d’Althusser – une danse lascive, un tango imaginaire, entre deux corps entremêlés qui ne se toucheront pas. C’est aussi la tragédie comique, enfin burlesque, carnavalesque, jouissive d’une génération qui a suivi les deux maîtres, notamment ceux engagés dans le maoïsme occidental en 1972, que ce soient les nouveaux philosophes André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy, Jean-Paul Dollé, Guy Lardreau, Jean-Edern Hallier qui vont aussi tenter de faire de la pop-philosophie, mais aussi les maîtres, consacrés ou oubliés, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Christine Glucksmann, Nikos Poulantzas, Régis Debray, tous également à mi-chemin entre Sartre et Althusser, tous conscients de la crise de la philosophie, du défi de la culture de masse, de l’école démocratisée ou du journalisme triomphant.

Looking, c’est ce regard qui fixe et définit l’Autre, et ces airs qu’on se donne, cette attitude qui vous fait avant la parole dans la looking-glass, ce miroir qu’ont tend sur son chemin. Ce qui est comme une apparition et nous reste pourtant inaccessible, Althusser nous fait un pastiche de passages de l’Être et le Néant, dans une perspective husserlienne avec ses limites qui renvoient, à la limite, à une apparition de l’ordre de la mystique. Sartre, « il l’a vu deux fois », ou trois finalement. De ce qu’il a vu, on ne sait que peu de choses si ce n’est ce qu’Althusser projette en lui, générosité, probité, courage. Il interprète ses silences autant que ses paroles, ses non-dits avant tout. Il n’y a que cette silhouette de Sartre, qu’Althusser dessine à coups d’esquisses, à travers son imagination (on peine à savoir si Sartre a fait un séminaire, en 1964, dont il aurait rendu compte à la mort de Merleau, donc a priori en 1961), en restituant toutes ses faces, mêmes celles invisibles au regard des autres.

Looking for, Althusser est dans une recherche, il l’a vu, il l’a même entendu, l’a sans doute senti et frôlé mais de ses sens il en ressort beaucoup de phantasieren, il doit ainsi faire abstraction, une époché, de ces choses vues ou entendues, et retrouver l’essence de Sartre. Rien ne vaut l’acte vrai, l’acte pur, l’écrit et la parole, « je vous connais à travers vos écrits et vos actes publics ». Alors, effectivement, Sartre soudain devient « notre Rousseau », un maître inconnu, un père impossible comme l’est Merleau-Ponty qui livre une parole irrecevable, un ami à connaître. Toute qualification devient futile pour Sartre, il est Sartre. Il est un « léniniste » authentique, ce qui dans le langage de l’époque, celui d’Althusser signifie un pur, un vrai, un qui ne triche pas. Mais toute tentative de le cerner est vaine. On est dans la quête absurde, une recherche d’authenticité derrière les faux-semblants et les masques. Que les mots ne se remettent pas en adéquation avec les choses, mais les bouleversent, les choquent, les mettent sens dessus dessous. Ce qui domine pourtant, le silence, cette « présence silencieuse ».

Me and you, le « je » et le « tu », la rencontre simple, sans fards, « au café », « quelque part au Quartier latin » par-delà les honneurs des « séminaires » ou les « cours au collège de France », où on refait le monde, de l’Amérique à la Chine, dans un monde intellectuel compris entre la rue Gay-Lussac et le Panthéon. On enlève les robes de magistrats de la pensée, on déshabille les demi-savants et les signes de la respectabilité, et on se parle simple, entre amis, « on se taquine », on parle librement y compris avec les vrais savants, ceux qu’on respecte, les vrais, Hyppolite, Canguilhem, Merleau-Ponty, autour d’un caffè latte. Ce « je », ou ce « moi » se trouble, dans une identité scindée, ou inexistante, ou à venir, marqué par cet éclat de rire qui perce Althusser : « mais enfin, Althusser, tout de même, nous avons bien un corps ! ». Une dague plantée dans la chair althussérienne, cette somatophobie althussérienne inavouable qui perce au grand jour dans L’Avenir dure longtemps lorsque sa première masturbation charnelle, et non spirituelle, à près de trente ans lui fait prendre conscience de son corps, de son identité masculine, jusque-là déniée par sa mère et son père absent, et provoque son évanouissement. Cette somatophobie est sensible dans ses textes théoriques, jusque dans ses AIE, cette machine (au sens pascalien du « corps ») asservissant les esprits, ne laissant place qu’à une révolte des esprits, par une nouvelle religion répétant des formules, un nouvel évangile pour briser la « machine », ou ce corps social. Il faudra Foucault pour démonter la machine, restituer la corporéité de la domination, faire éclater les corps pliés sous la machine. Entre-temps quand Merleau-Ponty, paternaliste, lui administre une vérité troublante, Althusser manque de s’évanouir, heureusement le père meurt avant lui. Il peut continuer à vaquer, ce sont les corps des autres qui cèdent, le sien non. Il n’est pas corps mais pur esprit.

Le It, le ça, le es freudien, là quelque chose nous échappe, après quoi cours-tu Althusser ? Qui recherches-tu dans cette lettre, ce moi à travers Sartre, ce toi par moi advenu, dans ce corps qui n’est pas mien, cette position que je n’ai pas choisie comme un destin funeste ? Il y a une absence dans cette non-rencontre, « cette présence silencieuse » dit-il, cette présence spectrale de Sartre dans les yeux d’Althusser, d’Althusser dans la silhouette de Sartre, de ce lui susurré dans la bouche de Merleau. Est-ce un père ou une mère, un frère ou un ami, un double ou soi-même ? Entre Louis ou Louise, plein de chaleur latine, de vie, de désir, érotique, et celui qui renvoie Merleau à son corps désagrégé, Sartre à ses silences, un Thanatos pur, le nom grinçant, germanique, froid d’Althusser.

Be (is and are), to be or not be, l’être et le néant, l’existence et l’essence. L’être althussérien se dédouble donc, au bord de la schizophrénie, et Althusser doit se justifier d’être ce qu’il est, d’ avoir choisi ou subi son identité. Dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire, telle est la question, et Althusser a choisi de ne pas être un salaud, comme Sartre, alors il faut faire avec les bords de la mauvaise foi, de la mauvaise conscience, de l’aliénation, ces double discours, double vérité, doubles positions qu’il dessine en creux dans son choix d’être au PCF et de donner des coups de main aux maos qui ont choisi comme cible prioritaire, comme la GP, la lutte contre le PCF et l’union de la gauche. Mais lui se justifie, entre les lignes, il est au PCF sans illusion, il doit se défendre (« tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas fétichiste ! ») de l’accusation de collaborateur du P « C » F (comme disaient les maos de l’époque, déplaçant l’accusation de l’extrême-droite sur le PC « F »), du risque de purge par le Tribunal populaire ou d’ « excommunication » de l’Église rouge. Lui est là pour subvertir l’institution, l’université comme le parti. Et donc son amour est Sartre, encore plus Rossanda encore trop « centriste », trop communiste italienne. Vous êtes Sartre, l’homme qui défend contre la police la Cause du peuple de Jean-Edern Hallier, Guy Lardreau, Serge July, Jean-Pierre Le Dantec, Michel Le Bris, celui qui donne sa caution morale à la Gauche prolétarienne, aux opérations symboliques coup de poing de André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy, Benny Lévy, Alain Geismar ou Gérard Miller. Dans cette lettre on retrouve un autre Althusser, celui de la confidence mais qui garde ses silences, à la fois grave et léger, rieur et mélancolique, désabusé et abusé malgré tout.

Hello, eh oui! Car ce « Hello » envoyé à Sartre est de l’ordre de l’interpellation – concept si cher à Althusser –, un appel lancé comme une quête d’identification par-delà la différence criée comme un appel à exister. « Hey Sartre, peux-tu me dire qui je suis, enfin qui tu es quand je te regarde, qui tu es ? ». Qui tuer. Halte, alt ! Ce jeu de mot lacanien est lourd, il est grave cet Althusser, c’est bien vrai. Cette déclaration d’amour introduit, en fait, un procès judiciaire qui, selon l’interprétation d’Althusser, le condamnerait à mort. Lorsqu’on lit la suite, l’affaire en question, l’enjeu semble pathétique, ridicule, grotesque. Non, Althusser ne va pas lancer une guérilla dans le quartier latin, il n’incite pas à poser des bombes réelles, son dynamitage fut tout intellectuel. Il ne va pas faire comme Feltrinelli, l’éditeur gauchiste italien mort en 1972 dans des circonstances douteuses, dans une explosion qui marque un tournant dans les années de plomb, la stratégie de la tension – alimentée par le gauchisme militant et ses dérapages mais aussi par l’activisme néo-fasciste et les stratégies en haut lieu de certaines franges conservatrices du pouvoir politique, administratif militante. En France, le tournant tragique fut évité, un autre appareil d’Etat peut-être, une autre configuration de la gauche politique et intellectuelle sans doute, à laquelle l’union de gauche honnie a sa responsabilité, comme le choix d’Althusser de rester dans le PCF. Feltrinelli va laisser comme héritage un groupe éditorial aujourd’hui premier commerçant du livre en Italie, diffusant, comme la FNAC, elle aussi issue de cette période de radicalité créative, une culture pop. Althusser a peur que le Tribunal révolutionnaire, populaire lui reproche de ne pas le faire, de ne pas inciter au terrorisme, de ne pas déclarer la guerre aux institutions de la démocratie bourgeoise et ses collabos, les PCF et PS. Et ce qu’Althusser aurait dit, ou pas dit plutôt, à tel groupe maoïste, dans telle organisation, l’effraie. Le voilà apeuré d’être traité de traître, de salaud, d’homme de mauvaise foi, de ne pas être un homme qui en a ou pas. Et on retrouve ici l’Althusser obsédé par la lettre, ce qu’on appelle un obsédé textuel. Pour lui dire c’est faire, écrire c’est agir, un acte créateur pur qui refuse la reproduction – sociale comme sexuelle –, il est cet homme qui écrit comme il respire.

Tout est si bien maîtrisé dans cette lettre et pourtant, comme dans la nouvelle de Gogol, quand les références aux dates, aux personnes, aux lieux se perdent dans des détails aussi précis que fantaisistes, au fur et à mesure de son écriture, on s’aperçoit que ce jeune homme si bien rangé est aussi dérangé, que sa logique implacable est sur des fondements d’une fragilité abyssale. Althusser le sait, le sent, cette lettre de juin 1972 n’a finalement, comme d’autres à ses pères, ses pairs ou amis potentiels – on peut penser à Mounier plus tôt juste après la guerre –, jamais été adressée à son destinataire.

Elle est restée, dans les archives, comme une « bouteille à la mer ».

[1] Voir à ce sujet le numéro des Temps modernes de mai 1972 « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie », ciblant le néo-gaullisme directement et indirectement l’Union de gauche avec le Programme commun. On y retrouve, allant dans ce sens, des articles d’Alain Geismar, Jean-Pierre Le Dantec, André Glucksmann, Michel Foucault, Jean-Pierre Faye.

[2]. Lorsqu’Althusser parle d’une critique « intelligente et forte » dans la revue de Sartre, il pense sans doute à la recension de Glucksmann en 1967, « un structuralisme ventriloque ». En effet, Althusser trouve puisssant l’ouvrage de Glucksmann, Discours de la guerre, paru en 1967, appliqué dans sa Stratégie et révolution en France, 1968, un appel, suivant les préceptes maoistes et guévaristes, à un assaut contre les institutions dites démocratiques, issues du compromis de 1945, en réalité néo-fascistes selon la Gauche Prolétarienne.