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Althusser et ses jeunes étudiants maoïstes

Marc Lazar

Althusser et ses jeunes étudiants maoïstes

Servir le peuple dans les archives de Louis Althusser. Qui sait ce qu’il en a pensé ? S’il a conservé cet exemplaire, c’est sans doute qu’il suivait la production de tant de ses anciens et brillants élèves, la plupart philosophes, de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, à commencer par Robert Linhart, sur lesquels il a exercé une influence considérable avec son entreprise de relecture et de réinvestissement de l’œuvre de Marx. Des disciples qui, en retour, lui ont appris énormément avant de rompre avec lui. Engagés dans la critique de l’URSS et du Parti communiste français, ils se sont tournés vers la Chine de Mao Ze Dong qui exerçait sur eux une fascination le plus souvent aveugle, surtout au moment de la Révolution culturelle. Au point qu’après avoir été exclus de l’organisation de jeunesse du PCF, ils ont fondé, à quelques centaines, les 10 et 11 décembre 1966, l’Union des jeunesses communistes, marxistes-léninistes, UJC (ml). Althusser ne les a pas suivis. Il voit certes dans la Chine une expérience de critique en actes d’un communisme ossifié mais il ne l’érige pas en modèle pour la France. Il préfère rester au Parti communiste français, alors dirigé par Waldeck Rochet et toujours puissant notamment dans une partie du monde ouvrier, pour tenter de le faire évoluer.

L’UJC (ml), qui regroupe quelques centaines d’adhérents surtout étudiants, a développé ses activités autour de trois grands axes. Une sévère critique au nom du marxisme et du léninisme, fortement inspirée de ce que dit alors la Chine, du « révisionnisme » de l’Union soviétique et du PCF, et une étude approfondie de la « pensée de Mao Ze Dong ». La confrontation n’est pas que théorique. Elle débouche sur des affrontements musclés entre les services d’ordre de l’UJC (ml) et du PCF. Par ailleurs, l’UJC (ml) a lancé une campagne fort active et souvent violente de solidarité avec la lutte du peuple vietnamien contre « l’impérialisme américain », en créant des comités Vietnam de base, autour du mot d’ordre « FLN vaincra ». Enfin depuis 1967, ceux que l’on appelle de plus en plus les maoïstes s’efforcent d’agir en direction de la classe ouvrière et des paysans. Le 1er juillet de la même année, le mensuel de l’organisation a donc pris le titre de Servir le peuple qui se diffuserait à 5 000 exemplaires selon les Renseignements généraux. Cette volonté de sortir du milieu étudiant s’est traduite par une série d’enquêtes sociologiques guidées par la boussole du marxisme, là encore inspirées des expériences maoïstes, et surtout à partir de 1967, d’une politique d’établissement. Ces jeunes intellectuels renoncent à leurs études ou à leurs premiers emplois correspondant à leur qualification pour aller travailler en usine afin de partager les conditions de vie des ouvriers et s’adresser ainsi à eux. Nombre de témoignages ont été publiés racontant cette expérience singulière, dont le plus célèbre est celui de Robert Linhart dans un livre saisissant (L’Établi) et plusieurs études sociologiques et historiques lui ont été consacrées. Ces établis s’efforcent de militer dans la CGT, la principale confédération syndicale étroitement contrôlée par le PCF dont ils essaient de contester l’hégémonie, et de créer des « groupes de travail communistes ». En février 1968, de manière symbolique, Servir le peuple, devient l’organe de ces groupes et de l’UJC (ml).

La une de ce journal daté du 1er mai 1968 est emblématique de leur politique. Les mots et les expressions employés – « bradeurs », « briseurs de grèves », « bureaucrates coupés des masses », « capitulards », « abolition du salariat et du patronat », « luttes de classes » –évoquent ceux utilisés par l’Internationale communiste, celle de Lénine (les pro-chinois occultent le rôle que Trotsky y a joué et ils combattent aussi les héritiers de celui-ci), de sa fondation en 1919 jusqu’au début des années Trente. Mais ce langage fait déjà apparaître une tension au sein de l’UJC (ml) entre, d’un côté, une forme d’ouvriérisme et, de l’autre, un populisme latent dont atteste le titre emblématique du journal : Servir le peuple. Faut-il aller vers la classe ou le peuple ? Dilemme non résolu mais qui, dans les jours qui suivent la publication de ce numéro, alors que commencent les journées de mai, amène l’UJC (ml) à qualifier le mouvement des étudiants de « petit-bourgeois ». Quand, au cours du mois de mai, la classe ouvrière entamera ce qui sera la plus grande grève de son histoire, l’UJC (ml) s’efforcera alors de s’y insérer. Elle sera dissoute en juin 1968 comme dix autres mouvements d’extrême gauche pour renaître sous la forme de la Gauche prolétarienne avec un journal, La Cause du peuple. Cette organisation connaîtra très rapidement une dérive encore plus violente et une libération absolue de son potentiel populiste. Ce qui laissa encore plus perplexe Louis Althusser – lui qui, en 1976, s’opposera à la répudiation de la dictature du prolétariat par le secrétaire général du PCF, Georges Marchais.