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Althusser et Derrida, politique et affection

Benoît Peeters

Althusser et Derrida, politique et affection

Histoire tourmentée, et fascinante, que celle des relations d’Althusser et Derrida. Leur première rencontre a eu lieu en octobre 1952, au lendemain de l’entrée à Normale Sup de celui qu’on appelait encore Jackie Derrida. Les derniers coups de téléphone ont précédé de très peu la mort de Louis Althusser en octobre 1990. Trente-huit ans d’une proximité amicale, que le terrible dimanche 16 novembre 1980 vint resserrer encore davantage.

Cette lettre du 2 août 1965, extraite d’une riche correspondance qui mérite d’être publiée intégralement, peut sembler presque anodine si l’on n’en connaît pas le sous-texte. En réalité, pour Althusser comme Derrida, le moment est essentiel. Althusser, qui n’était jusqu’alors que l’auteur du petit livre Montesquieu, La politique et l’histoire (P.U.F., 1959), est sur le point d’accéder à une immense notoriété : quelques semaines plus tard, Pour Marx et Lire Le Capital vont paraître chez Maspero. Quant à Derrida, il a publié en 1963 son premier ouvrage, une très longue introduction à L’Origine de la géométrie de Husserl, qui lui a valu le prestigieux prix Cavaillès : quelques grands articles, dans Critique et la Revue de métaphysique et de morale, ont ensuite impressionné le milieu philosophique.

C’est à l’invitation d’Althusser que Derrida est devenu caïman [1] à Normale Sup en octobre 1964. Au printemps précédent, à la veille de l’écrit, il était déjà venu soutenir les agrégatifs. Juste avant de craquer nerveusement, Althusser lui avait demandé s’il pouvait « entretenir un peu les garçons dans la ferveur préalable au concours… ne serait-ce qu’en bavardant avec eux ». Malgré sa lourde charge de travail comme assistant à la Sorbonne, Derrida avait pris le relais sans protester. Quelques mois plus tard, émergeant d’une cure de sommeil, Althusser était venu aux nouvelles : les résultats étaient excellents. Et, comme il allait souvent le faire les années suivantes, Derrida s’était rendu à la clinique d’Épinay-sur-Seine pour rendre visite à son « cher vieux », encore perdu dans les brumes.

Mais Derrida avait lui aussi ses fragilités : à la fin de sa première année d’enseignement, en 1960, il avait connu un long passage à vide. Althusser le lui a rappelé, resserrant encore leur complicité : « J’ai bien compris que tu étais plus qu’un témoin devant mon aventure : non seulement elle t’a chargé d’un travail énorme sous lequel tu aurais pu céder, mais elle a dû avoir pour toi une sorte d’arrière-goût de souvenir qui te rejetait vers d’autres temps difficiles pour toi : témoin certes, mais, peut-être aussi, à travers ce qu’il m’arrivait, témoin à travers un tiers de quelque chose qui ressemblait à du passé. Pour tout ce que tu as fait et m’as dit, et aussi pour ce que tu as gardé pour toi, je t’ai une infinie gratitude. » Et un peu plus tard : « Garde-moi ton amitié. Elle figure parmi les quelques rares raisons de croire que la vie (même traversée de drames) est à vivre. »

Sur le plan philosophique, leurs rapports sont plus difficiles, ainsi que l’expliquera Derrida, bien des années plus tard, dans un entretien avec Michael Sprinker : « Nous avons très peu parlé de philosophie ensemble, seulement au cours de quelques échanges brefs, elliptiques, parfois amicalement, parfois moins amicalement ironiques, mais toujours sur ce fond de sous-entendus et sans doute aussi de malentendus énormes. [2] »

En 1964-65, les débuts de Derrida à Normale Sup ont été rudes. Son cours porte sur « Heidegger : la question de l’Être et l’histoire ». S’appuyant sur des fragments de Sein und Zeit qui ne sont pas encore traduits, sa lecture impressionne. Mais pour les étudiants de philo les plus brillants, cette année est marquée bien davantage par le séminaire « Lire Le Capital ». Althusser et ses proches – Étienne Balibar, Pierre Macherey, Jacques Rancière et Roger Establet – développent l’idée d’une « coupure épistémologique » séparant le jeune Marx, encore sous l’emprise de Hegel, d’un Marx de la maturité, pleinement marxiste. Si Derrida assiste à quelques-unes des séances, il est loin d’être convaincu ; mais il se garde bien d’exprimer son malaise pour ne pas avoir l’air « de rejoindre le chœur des adversaires ».

En avril 1965, Althusser s’effondre à nouveau : « Encore une fois, je te laisse le soin des agrégatifs et de leurs copies… J’essayerai de prendre ma part des choses, aussi largement que possible au retour. » Si différents qu’ils soient dans leurs références philosophiques, les deux caïmans se rejoignent dans la manière d’aborder « cette garce d’agrégation ». Que l’on soit marxiste ou heideggérien, lacanien ou structuraliste, il convient de « faire le singe » pour réussir le concours. Et les résultats sont une fois encore au rendez-vous, même pour Régis Debray dont le séjour à la rue d’Ulm a été plus qu’intermittent.

Provisoirement rétabli, Louis Althusser part en Italie avec Hélène. Pour Derrida, le début d’été est plus morose. Resté seul dans son appartement de Fresnes, alors que sa femme et son jeune fils sont en Charente, il a l’impression que son travail « n’avance guère ». Pourtant, l’article qu’il achève péniblement à la fin du mois d’août, « L’écriture avant la lettre », va faire événement dès sa parution dans Critique : c’est l’ébauche de son livre le plus fameux, De la grammatologie.

La déconstruction est en train de s’inventer, la pensée marxiste de se réinventer. Mais ce 2 août 1965, aucun des deux hommes n’en a conscience.

 

[1]. Surnom donné à l’enseignant chargé de préparer les élèves de l’École normale supérieure à l’agrégation.

[2]. Entretien entre Michael Sprinker et Jacques Derrida, paru en anglais dans The Althusserian Legacy (Verso, 1993). L’édition française est parue chez Galilée en 2011 sous le titre Politique et amitié.