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Vers la polyphonie

Vers la polyphonie

C’est une surprise et un ravissement pour moi que d’avoir reçu ce document sonore, cet extrait d’une vieille cassette audio numérisée qui m’a fait entrer à nouveau dans la « cuisine » d’Alain Resnais.

J’entends la voix de Jean Gruault, scénariste de Mon oncle d’Amérique, qui a enregistré au fil de son travail tous les dialogues du film, comme le lui a demandé le réalisateur pour chacune de leurs trois collaborations. Seuls les dialogues sont lus, sans la moindre didascalie.

La voix de Jean Gruault — qui fut également comédien — lit à un rythme soutenu. D’abord purement utilitaire, droite et sans emphase, la lecture se met bientôt à prendre une autre tournure. Le scénariste/acteur finit par se prendre au jeu et s’indigne ou s’emporte au fil des répliques. Au fur et à mesure que j’écoute ces dialogues me revient en mémoire ce passage du film. Nous sommes dans un Novotel, à Cholet. La nuit tombe. René Ragueneau (Gérard Depardieu) doit dîner avec deux supérieurs hiérarchiques, représentants de la firme de textiles pour laquelle il travaille, Zambeaux (Pierre Arditi) et Jeanine Garnier (Nicole Garcia). Zambeaux se montre d’emblée assez cassant.

C’est le marché qui compte, pas le produit. Votre chaîne de pantalon pour femmes, elle a failli me faire sauter, et vous avec.

Il me semble reconnaître dans la voix de Gruault les intonations exactes que prendront plus tard les trois comédiens lorsqu’ils joueront cette séquence de Mon oncle d’Amérique. Pour Arditi par exemple, le même rythme, le même cynisme, le même mépris envers Ragueneau/Depardieu qu’il considère comme un raté, un moins que rien qui n’a pas su saisir l’occasion qu’on lui avait laissée. Sans doute Resnais a-t-il dirigé ses comédiens en gardant dans un coin de sa mémoire le souvenir de cette cassette, de la manière dont son scénariste, premier interprète du dialogue, avait imprimé un rythme, une certaine diction. Sans doute s’en était-il suffisamment imprégné pour le transmettre ensuite à ses comédiens.

En découvrant cette bande, je me rappelle également ce que m’avait raconté Agnès Jaoui lors de notre entretien. Elle m’avait détaillé la méthode de travail que Jean-Pierre Bacri et elle-même avaient dû adopter pour l’écriture de Smoking et No smoking, puis celle d’On connaît la chanson : chaque jour, le couple de scénaristes enregistrait sur une cassette les séquences qu’il avait écrites et les faisait parvenir à Resnais qui les écoutait, seul chez lui, sur un petit magnétophone archaïque. S’il parvenait à bien visualiser le scénario, à sentir le rythme qui se dégageait de cette lecture, tout allait bien. Dans le cas contraire, il suggérait quelques modifications et le travail poursuivait ainsi son cours, avec ces allers-retours quotidiens de cassettes audio.

J’apprends aujourd’hui qu’il avait procédé de façon similaire avec Jean Gruault, tout comme avec Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet ou David Mercer. Il écoutait déjà le scénario… et je ne peux m’empêcher de l’imaginer en train de mettre cette cassette, d’écouter attentivement la voix de son scénariste interprétant successivement les rôles. Resnais commençait alors à visualiser son film, à penser son découpage. Les images se créaient dans son esprit à partir des voix, à partir du son, et cela me semble définir de façon parfaite le travail de Resnais, la manière dont il faisait confiance au son pour nourrir son imaginaire.

J’écoute à nouveau mais je ne parviens pas encore à me rappeler quelles parties du dialogue seront prononcées par Nicole Garcia. Je regarde donc en DVD cette partie du film pour en avoir le cœur net et c’est à un autre niveau que je retrouve la singularité de Resnais, au niveau du montage. Car la séquence au bar du Novotel, contrairement à ce qu’indiquait le découpage technique, n’est pas montée d’un seul tenant. Resnais a également créé de la polyphonie dans son montage : il insère au début de cette séquence deux plans muets de Janine/Nicole qui se trouve encore dans sa chambre d’hôtel. Dans le premier des deux, elle reprend l’écriture d’une lettre destinée à son ancien amant. Dans le second, elle se frotte le visage puis se regarde dans un miroir, les yeux humides. Deux plans emplis de gravité, voire de tristesse. Ces deux passages relativement brefs interrompent les remontrances que Zambeaux adresse à Ragueneau. Ils représentent une autre ligne mélodique, dont la tonalité contraste avec la ligne principale.

Pourtant, lorsque Janine rejoint les deux hommes et se mêle à la conversation, on la retrouve très sûre d’elle, soigneusement coiffée, et encore plus cinglante que ne l’est son collègue.

Vous êtes têtu ! Il y a un an, quand vous avez eu cette idée de mettre en route une chaîne de pantalons, vous saviez que c’était drôlement long à démarrer, une chaîne. […] La mode, elle va vite. Résultat, vous voilà avec des centaines de pantalons sur les bras, qu’on est obligés de solder. Vous étiez chargé de renflouer une affaire, et maintenant vous appelez au secours.

Ainsi le montage nous laisse-t-il sentir un lien de cause à effet entre les émotions que ressent Janine, entre le naufrage de sa vie sentimentale, voire professionnelle — elle a abandonné sa carrière de comédienne pour travailler dans l’industrie —, et l’acharnement dont elle fait preuve envers ce pauvre Ragueneau.

Je ne serai plus qu’un sous-fifre… c’est scandaleux.

Le passage s’achève sur la fuite du malheureux qui quitte l’hôtel et provoque une altercation en bousculant un client (Jacques Rispal), achevant d’illustrer le propos du film sur les comportements humains.

Je me réjouis qu’Alain Resnais ait eu l’idée de conserver ces cassettes : tout comme les cassettes familiales nous transposent instantanément dans notre enfance, les voix que l’on découvre sur ces documents de travail nous permettent, bien des années plus tard, d’entrer dans un rapport presque intime avec son processus de création.

Géraldine Boudot