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Un poète doit savoir mettre sa nuit en plein jour
(Jean Cocteau)

Un poète doit savoir mettre sa nuit en plein jour

Ce qui frappe d'emblée dans cette lettre, c'est sa sincérité.

Elle a pour prétexte d'éviter un malentendu sur L'Année dernière à Marienbad. Abel Gance ne prend donc pas de haut ce jeune réalisateur : il est soucieux de l'estime d'Alain Resnais. Il veut alors s'exprimer cartes sur table et lui écrit comme on se jette à l'eau. Après une courte phrase sur son admiration pour Hiroshima mon amour, il entre dans le vif du sujet : il n'est pas d'accord avec Marienbad. Cette assertion tombe comme un couperet, mais elle sonne davantage comme un désarroi. Voire, par ce refus du film en bloc, Gance reconnaît implicitement Resnais comme un auteur à part entière (alors que Resnais refusera longtemps qu'on le traite comme tel) : il lui écrit d'égal à égal car il l'a tout simplement reconnu.

Tant de choses les rapprochent en effet.

D'une part, Gance vient de cette fulgurante époque qu'a été l'impressionnisme français des années 1920 : un cinéma transcendant les narrations conventionnelles. Germaine Dulac n'avait-elle pas déclaré (je cite de mémoire) que le premier obstacle que le cinéma aurait à surmonter pour devenir un art serait la nécessité d'avoir à raconter une histoire ? La scène de la « double tempête » du Napoléon de Gance se résume en une phrase de Victor Hugo, et pour Hiroshima l'histoire, au sens factuel, tiendrait en une demi-page. Que ce soit Gance ou Resnais, c'est dans leur traitement que s'exercent leurs quêtes d'auteur.

D'autre part, Gance a toujours cherché à atteindre une quatrième dimension, mélangeant temps et espace. Le montage alterné qui entremêle de longs travellings dans Nevers et dans Hiroshima n'exprime-t-il pas cette autre dimension, comme dans Napoléon les triptyques dépassent la simple description d'une réalité ? Le cinéma muet, cet « infirme supérieur » selon Paul Éluard, avait atteint une liberté spatio-temporelle détachée du descriptif, qui fut, et Gance au premier chef, un sommet dans l'art cinématographique. Toutes ses recherches en ce sens furent décapitées par l'arrivée du parlant : il fallut sans doute attendre Hiroshima pour que l'on puisse enfin retrouver cette liberté filmique. L'admiration de Gance pour Hiroshima n'est donc pas fortuite.

Ce sont les deux préoccupations majeures communes à ces créateurs : abolir les narrations conventionnelles et événementielles, transcender les barrières du temps et de l'espace.

Alors pourquoi Marienbad est-il une pierre d'achoppement ?

Pour tenter de le comprendre, il faut aller plus loin, et rappeler que Gance, il l'a lui-même écrit, est un artiste de sensualité physique bien plus qu'intellectuelle : la quête de la vérité relève plus du charnel que de constructions mentales. Parallèlement, il faut savoir que la grande épreuve que Gance ait eu à vivre dans sa vie d'homme fut la mort de sa jeune compagne, Ida Danis, pendant La Roue en 1921. Toute sa vie, il recherchera sa présence à travers ses nouvelles rencontres : il a donc connu depuis longtemps ce qu'était la vaine quête d'une chère disparue. Une seule femme dans sa vie réussit à lui tenir tête dans cette aliénation au profit d'une morte : sa femme Sylvie. Mais cela est une autre histoire.

Or, dans Hiroshima, les deux moments où la vérité intime de la Française se révèle à son amant sont ceux partagés au creux d'un lit : la première fois dans le prologue aux étreintes sans visage, la seconde fois lors de l'après-midi chez le Japonais, traité totalement en ellipse, mais à la suite de quoi de nouvelles portes vers la vérité s'entrouvrent : « Il était français, l'homme que tu as aimé pendant la guerre ? »

Cette alliance dans Hiroshima entre l'intimité révélatrice des chairs et la présence de l'aimé disparu, associées à un traitement filmique d'une liberté retrouvée, a sans doute fait l'admiration de Gance pour ce premier long métrage de Resnais.

Mais dans Marienbad, aucune incarnation, aucune psychologie voulue des personnages. Quant au traitement du temps et de l'espace, il ne s'ouvre pas sur un autre monde fait de vérité, mais reste dans la répétition à l'infini. Gance n'y trouve plus ses repères.

J'ai eu entre les mains le dossier de ces lettres. Sa sauvegarde était due, comme tant d'autres archives de Gance, à son ami fidèle et ultime protecteur : Claude Lafaye.

L'étude du brouillon confirme l'élan sincère de Gance : tout ce qui relève du sentiment d'incompréhension, mais aussi d'humilité, est écrit d'un seul jet, de même quand il espère s'être trompé et pouvoir faire un jour amende honorable. Puis les ratures et les rajouts reflètent une tentative de réflexion : comme toujours, Gance ressent d'abord, tente d'argumenter ensuite. Les références à Ophuls et Kafka ne font pas partie du premier jet et sont inscrites en marge. Celle à Beckett est venue au moment de la rédaction finale.

Un seul passage semble lui avoir échappé, mais que très vite (par pudeur ?) il rectifie et intellectualise en deux fois.

Dans le brouillon : « Marienbad me fait davantage penser à un dialogue imagé du grand large ou de huis clos. Le style, la lenteur et l'insolite se défendaient parce qu'il s'agissait de morts mais avec des êtres vivants. »

Il corrige dans le même brouillon : « Le style, la lenteur et l'insolite se défendaient dans ces œuvres parce qu'une autre dimension du temps et de l'espace s'y matérialisait. »

Enfin, dans la lettre envoyée : « Le style, la lenteur, la répétition et l'insolite se défendaient dans ces œuvres par l'acceptation du public d'une autre dimension du temps et de l'espace, que je n'arrive pas à accepter (rayé) concevoir dans votre formule. »

Nous touchons peut-être à l'intimité de Gance : oui, l'univers de Marienbad peut être vu comme celui de la Mort, errance sans fin dans une prison où seule une même blessure secrète se répète indéfiniment. Il a trop vécu cela après la mort d'Ida pour que l'homme aujourd'hui de soixante et onze ans, revenu de tant d'expériences pour réconcilier la déchirure entre l'âme et la chair, puisse accepter de s'y replonger, ne serait-ce que le temps d'un film.

Dans ce même dossier, un dernier trésor : la réponse de Resnais.

Il est très touché par la lettre de Gance et s'empresse de confirmer que les questions que son aîné se pose envers Marienbad, il se les pose aussi. Si le film apparaît obscur, ésotérique ou, pis, élégant, alors c'est un échec. Pour eux (Resnais parle de l'équipe et non en son nom propre), c'est le résultat d'un travail sincère et sans complaisance envers eux-mêmes. Il espère que si, comme Gance le craint, ils se sont égarés, un prochain film lui donnera l'occasion d'en tirer les leçons. Resnais conclut sur de nouveaux remerciements à Gance pour sa gentillesse de lui avoir écrit, et l'assure de sa reconnaissante et respectueuse admiration.

Ces deux lettres illustrent en toute beauté deux solitudes qui se rencontrent et s'accordent par leur humble sincérité : car Resnais doute toujours du film. La créativité reste un paradoxe, où l'artiste vit enfermé dans le drame d'être lui-même. Ces deux grands du cinéma ne peuvent qu'échanger leur nuit en plein jour, animés simultanément par la foi et le doute.

Quelque temps plus tard, témoignera Resnais, c'est fortuitement dans l'antichambre d'un dentiste qu'il revoit Gance. Celui-ci lui aurait déclaré : « Marienbad, c'est très intéressant, mais c'est trop tôt ! » Resnais aurait répondu que oui, il le sait, ils n'ont peut-être pas assez réfléchi. Selon Resnais, Gance aurait envoyé par la suite un mot pour lui dire qu'il s'était trompé, que le film avait été fait à temps. Cette seconde lettre de Gance n'a pas été retrouvée.

Il semble on ne peut plus juste que cette histoire se conclue ainsi, pour deux auteurs constamment en recherche de l'impalpable.

Georges Mourier