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Ronald Colman et Claudette Colbert,
vedettes d’On connaît la chanson

Ronald Colman et Claudette Colbert, vedettes d’On connaît la chanson

Un jour de l’été 1997, quand Alain Resnais a présenté la séance d’une copie de travail d’On connaît la chanson à Floc’h et moi-même, chargés respectivement de concevoir l’affiche du film et de réaliser un documentaire télévisé, il nous a fait comme à son habitude une longue explication de ce qui allait ou pouvait encore changer dans les toutes dernières semaines de finitions. Il a énuméré les fondus enchaînés ou fondus au noir à venir, les défauts de l’étalonnage, les bruitages manquants, les « habillages musicaux » écrits par Bruno Fontaine pour faciliter l’intégration harmonieuse des fragments de chansons dans la continuité sonore, sans oublier la possibilité qu’une poignée de chansons disparaissent ou refassent surface. Il nous a aussi exposé son projet pour les génériques de début et de fin à base de collages sur papier Canson noir. Nous avons été médusés par le soin apporté à cette maquette artisanale.

Le générique de début imaginé par Resnais est composé de neuf cartons. Le premier comporte un dessin de temple dorique en ruine ; un mouvement de caméra révèlerait qu’il s’agit d’une décoration en sucre trônant sur un gâteau au chocolat, puis l’on s’approcherait du chocolat jusqu’à obscurcir l’écran. Dans le deuxième carton (« Arena Films & Camera One présentent »), deux colonnes servent chacune de socle à la photo d’une figurine articulée représentant l’un des producteurs, et le tout est surmonté d’une photo des colonnades de marbre de la Cour suprême américaine ; l’on entendrait un cœur qui bat, celui des producteurs inquiets de la réception du film. Le carton d’hommage à feu Dennis Potter, le scénariste de télévision britannique auquel Resnais a emprunté l’idée des chansons en play-back, est assorti de deux médaillons de cet auteur à deux âges de sa vie. Puis les participants du film sont représentés par des photos d’autres artistes qu’eux-mêmes, remontant plusieurs décennies en arrière. Les scénaristes Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui ont ainsi les traits de Jean Murat et Janine Darcey dans 6 Petites Filles en blanc d’Yvan Noé en 1943. Resnais lui-même a pour alter ego Charles Boyer dans une publicité de 1947 pour les cigarettes Chesterfield. Boyer était une des grandes admirations du cinéaste depuis l’adolescence, bien avant de jouer un aristocrate dans Stavisky… Resnais se cache ici sous le nom de Resnik, celui qu’il livrait au personnel des hôtels américains pour leur épargner de trébucher sur la prononciation de son vrai patronyme. Pierre Arditi et Sabine Azéma sont incarnés par Ronald Colman et Claudette Colbert. Agnès Jaoui actrice et Lambert Wilson ont pour doublures Yvonne Printemps et — ressemblance stupéfiante — Pierre Richard-Willm. En ce qui concerne Jean-Pierre Bacri acteur, Jean-Paul Roussillon et Jane Birkin, je donne ma langue au chat, tandis que je pense reconnaître André Dussollier soi-même en André Dussollier.

Ces collages confirment la propension de Resnais à voir dans ses interprètes le reflet de comédiens qu’il admirait adolescent ou jeune adulte, à l’écran ou sur les planches. Selon lui, la vedette du muet Colleen Moore, pionnière des cheveux à la garçonne, était presque un sosie d’Azéma, y compris pour le style de jeu. Au moment de Pas sur la bouche, Resnais plaisantait Audrey Tautou sur sa parenté avec Audrey Totter, comparait Daniel Prévost à André Alerme ou amenait Wilson à ressembler à René Koval. Quant à Arditi, toujours dans Pas sur la bouche, il devient bien un double étonnant de Ronald Colman : même moustache, même coiffure, même maintien, même façon d’enlever un même type de manteau que dans The Late George Apley de Joseph L. Mankiewicz en 1947.

Le générique de fin d’On connaît la chanson est du même tabac, avec neuf cartons mélangeant photos de vedettes et illustrations graphiques. Des dessins empruntés à Crumb, le deuxième choix inattendu de Resnais pour l’affiche, y donnent un air canaille au décorateur Jacques Saulnier et aux techniciens du son.

Resnais nous a confié avoir passé un seul après-midi à fabriquer cette maquette. Je crois bien qu’il avait à disposition un stock de photos dans lequel il puisait pour confectionner à temps perdu de tels documents ludiques grâce à son photocopieur de bureau, ses ciseaux et ses pots de colle.

La maquette ayant rempli son office pour la journée, Resnais s’est éclipsé. Aussitôt la projection terminée, Floc’h m’a lancé qu’il allait se proposer pour illustrer le générique de début. Resnais accepta sa candidature, et Floc’h colla sur les corps dessinés par lui de Potter, de Resnais, des scénaristes et des comédiens une photo de leurs visages trop grande pour leurs corps. Il associa les sociétés de production à une colonne ébréchée comme on en trouve dans son album Ma vie onze ans plus tôt, mais envahie par le lierre et les herbes folles. Il disposa cette même colonne au côté de Resnais assis sur un fauteuil en plein désert pour la couverture des Inrockuptibles, le mercredi de la sortie en salles, figurant selon lui « l’artiste au milieu du désert, loin de la rumeur du monde ».

François Thomas