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Mystérieux et limpide

Mystérieux et limpide

Quand j'ai reçu ces documents, j'ai pensé que le dieu hasard me faisait signe. Je tourne en ce moment un film sur La Jetée de Chris Marker. Dans les archives de la Cinémathèque française, j'ai photographié le carnet où Marker a collé les mêmes petites photographies découpées dans des planches-contacts que celles d'Alain Resnais dans son découpage technique de Muriel.

Les petites photographies des planches-contacts, je les ai moi aussi classées, gardées, découpées. Sur ces photos, l'instant est entièrement capté et restitué. Trésor argentique. Qui de Marker ou de Resnais a pensé à les utiliser ainsi ? Ils ont été très proches, ils ont beaucoup collaboré. Chacun à sa manière a conjugué images fixes et images mouvements. Les plans fixes, photographiques, d'objets, d'immeubles, de rues de Muriel sont tressés avec les plans-séquences en mouvement. Dans Je t'aime je t'aime de Resnais, comme en écho avec La Jetée, un choc bloque la mémoire du héros sur un souvenir et le condamne à voyager dans un temps circulaire. Et vertige de la circulation des signifiants, le prénom Hélène, qu'on entend comme un refrain dans Muriel, appelle celui d'Hélène Châtelain, actrice, muse de Marker, héroïne de La Jetée dont on n'entendra jamais ni le nom ni le prénom.

Quelques années plus tôt, Agnès Varda a donné un Leica à Marker et elle en a donné un aussi à Resnais. Alain R. a monté La Pointe-Courte d'Agnès V. Dans Salut les Cubains d'Agnès V., les photographies sont interrompues par une séquence animée comme dans La Jetée. Elle poursuivra la réflexion photographique toute sa vie, Une minute pour une image, Ulysse, Visages villages... Ces trois-là ont été pleinement photographes et cinéastes. Le temps et l'invention des formes seront leurs chers sujets.

Si Agnès V. s'invite ici, ce n'est pas pour rien, c'est que pour moi, aspirante cinéaste découvrant des films majeurs réalisés par des hommes, pleins de leurs phantasmes, désirs, obsessions, apprendre qu'il y avait aussi une femme cinéaste était une clé. Les femmes pouvaient avoir un autre rôle que celui de muse ou d'actrice.

Le carnet de Marker est un story-board pour le banc-titrage avec l'indication manuscrite du nombre d'images à tourner par photographie. Resnais, lui, a collé en regard du découpage des photos des repérages ou des répétitions prises à Boulogne-sur-Mer avant le tournage. Il s'agit du film à venir, à mettre en scène. Les photographies, presque des photogrammes, sont comme des jalons posés pour essayer de le penser, de le rêver, les outils d'un cheminement artisanal. La différence, c'est que les photos de Marker sont le film à tourner dont il a sélectionné les plans photographiques en découpant des planches-contacts qui comportent d'autres photos, dont certaines semblent documentaires, d'autres clairement fictionnelles.

Sur les photos de repérages de Resnais, on voit Delphine Seyrig, Nita Klein, Jean-Baptiste Thierrée, ses acteurs, et pour les petits rôles d'employés de la SNCF et du casino son premier assistant Jean Léon. Sur d'autres pages, c'est Sacha Vierny et Sylvette Baudrot, sa scripte et son chef opérateur, qui jouent les doublures. Philippe Brun, son cadreur, a raconté que, pendant la même semaine de travail à Boulogne, il filmait les repérages avec la caméra 16 mm de Resnais. J'aimerais bien voir ces repérages filmés.

Dans le rapport entre les photos de repérages et les séquences tournées, on saisit un peu de ce que c'est que mettre en scène. Mettre en scène, c'est avec les acteurs, leurs corps, leurs êtres matérialiser devant la caméra l'écriture du film, sculpter l'espace et le temps comme par délégation. Pour la scène avec l'employé du casino par exemple, Resnais photographie Delphine Seyrig et Jean Léon en plein jour face à face sur un chemin plat avec le casino au fond. Le tournage de la séquence se passera à l'intérieur, de nuit, sur un escalier du casino, les fonds seront structurés par des découpes lumineuses angulaires. Tout sera angle, cadre dans le cadre, pour laisser à Hélène et son foulard les spirales et volutes, pour laisser à l'employé la rondeur mélancolique. Hélène en perpétuel déséquilibre, flottante, et l'employé monteront et descendront l'escalier qui deviendra comme la partition du petit ballet de la séquence. Hélène descendra suivie par l'employé, pause, elle descendra encore, il remontera, redescendra face à elle l'escalier des rêves inaboutis, du bonheur insaisissable. On est loin du face-à-face sur un chemin plat. Cette séquence dont le propos paraît secondaire me procure un bonheur dont je pense qu'il vient du plaisir cérébral et sensuel de la mise en scène. Bonheur de voir, d'éprouver au cinéma à la fois l'ordre et le désordre, l'écriture et le chaos.

Que se passe-t-il entre les repérages et le tournage pour que surgisse à Boulogne entre Resnais, son équipe, ses acteurs, son actrice Delphine, la mise en scène de ce film extraordinaire ? Je suis frappée par la jeunesse de Delphine Seyrig sur les photographies. Je vois une jeune actrice pleine de vitalité, souple, libre, en vadrouille avec le metteur en scène. Elle a pratiquement le même âge que Nita Klein qui joue Françoise, la fausse nièce d'Alphonse. Elle ne ressemble pas à ce qu'elle sera dans le film, une quadragénaire comme minée de l'intérieur par un passé insaisissable et un présent qui se dérobe.

Nous sommes, je suis dans la tête d'Hélène, et je perçois intimement les raisons de Françoise, de Bernard et même d'Alphonse, ce personnage fuyant, insupportable, indéfendable. Quand j'ai vu Muriel pour la première fois, je m'identifiais à Bernard, l'adolescent qui filme à travers les vitres des cafés, enregistre, cherche à créer des preuves. Et puis cela a été à Hélène. Je suis touchée aujourd'hui de saisir la capacité de Resnais à me faire éprouver de l'intérieur les émotions, les pensées, les failles de tous, des hommes et des femmes. J'ai l'impression que Muriel est son film le plus poreux entre les êtres, entre les genres, mais aussi entre la géographie de la ville et celle des émotions, l'exactitude sociologique des dialogues et leur poésie, le documentaire dans les rues de Boulogne et la fiction du retour d'un amour de jeunesse. Muriel est le long métrage de Resnais où la part documentaire est la plus grande. On le sent dans les photographies : la ville, le bord de mer, les passants, ces éléments que j'appellerais documentaires seront quasiment à égalité avec les éléments dits « fictionnels ».

Tout en aspirant au contrôle, à l'anticipation, comme on le voit dans son découpage technique, loin de l'improvisation que j'aime pratiquer, Resnais insère la ville et les gens, ces éléments incontrôlables, dans une orchestration symphonique magistrale. Les acteurs, pour la plupart comédiens de théâtre, sont saisis en tant qu'êtres humains. Quand Jean Champion chante Déjà, sur le temps qui passe... Quand Jean Dasté demande en criant face à la mer : « Un mari pour ma chèvre »... Quand Laurence Badie d'une voix flûtée débite des lieux communs époustouflants...

À chaque vision, je suis emportée par la musicalité du film. Bien sûr le montage lyrique, la partition magnifique de Hans Werner Henze portent le film, mais sa première musique à mon sens, c'est celle du concert des voix, des bruits de la ville et des pas. Muriel est entièrement postsynchronisé, les sons sont composés et cela s'entend. Dans la scène du casino, la voix grave de l'employé joué par Jean-Jacques Lagarde enrobe en contrepoint le médium voilé de Seyrig, parfois portée, parfois retenue, et ses pas clairs et secs soutiennent staccato le mouvement.

C'est aussi un des rares films où se déploie un tel éventail d'accents, de façons de parler finement distribuées selon les couches sociales et les métiers. Par les mots utilisés, l'élocution, les non-dits, les gestes, les expressions triviales traitées en poésie urbaine, Resnais saisit toute crue la France de l'époque. Une France sans étrangers. La France où j'arrivais enfant.

Vertige des croisements biographiques. 1962, l'année du tournage de Muriel, c'est la date de l'exil d'Algérie et de l'arrivée en France de ma famille par Orly où commence et finit La Jetée. Pendant que la petite Dominique arrive à Paris et que son pays de naissance tombe dans un trou de sa mémoire, Chris et Alain préparent et tournent La Jetée et Muriel. Agnès sort Cléo de cinq à sept. Les paysages, les visages et les sons de ces films sont les visages, les paysages et les mots de ma naissance en France. Ces films seront mon pays de cinéma. Le cinéma où je devrais trouver ma place de réalisatrice, ce mot performatif qui commence par réel et finit au féminin.

Ici il faut écrire que Muriel a été pour moi un film fondateur, un de ces films dont la vision fait naître dans un cœur adolescent l'idée que c'est là que ça se passera, que c'est ça ce qui va compter pour toute la vie, ça le cinéma. Je me souviens de la séance où j'ai vu Muriel comme d'une révélation. La construction en palimpseste, la musique, les ellipses, les trous, les vagues, les visages et les voix, j'aimais tout, j'adhérais à tout. On pouvait donc faire des films qui avaient la force du rêve, l'ampleur des romans et le courage de l'engagement. Resnais s'engageait contre la torture en Algérie, contre le colonialisme comme personne ne l'avait fait dans le cinéma français. Je suis restée dans la salle pour la deuxième et la troisième séance. J'ai regardé Muriel jusqu'à la nuit. C'est ainsi que dans une sidération face à ce film mystérieux et limpide, Muriel s'est inscrit en moi pour toujours.

Dominique Cabrera