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Mondes muets, mondes parallèles

Mondes muets, mondes parallèles

Écrit par Michel Le Bris en 2000-2002, le scénario non tourné d’Or… éclaire les lieux de rencontre entre l’univers d’Alain Resnais et celui de l’écrivain, essayiste et créateur du festival littéraire Étonnants Voyageurs. Le Bris apporte à une intrigue complexe sa connaissance des légendes arthuriennes, sa fougueuse foi dans la liberté de l’écriture et dans les vertus d’un chaos qui devient, s’il est affronté et maîtrisé, vecteur d’une puissance créatrice véritable.

Le scénario mélange plusieurs temporalités : 2010 (soit un futur proche), une « époque romantique », une « époque gothique » et une période « aujourd’hui » dont un synopsis invite à questionner la véracité, ajoutant aussitôt : « Ou bien était-ce hier ? » Rappelons que la conjonction « or » évoque à la fois l’idée du « présent, maintenant » et un lien établi entre des assertions qui peuvent s’éclairer, mais aussi se contrarier…

L’intrigue s’organise autour d’un récit initiatique qui concerne trois personnages que nous croisons tantôt enfants, tantôt adolescents ou adultes : Gauvain (Pierre Arditi), Mordred (Lambert Wilson) et Morgane (Tilda Swinton). Ils reçoivent l’enseignement de Merlin (André Dussollier) qui, le jour de la mort d’Arthur sur un champ de bataille, décide de leur apprendre à gouverner le tumulte du chaos afin d’« en finir avec ce cauchemar » et de faire advenir « un monde sans plus de carnage ». Le contrôle du chaos s’incarne d’abord dans la maîtrise de la mer : la bourrasque et la vague. Il faut aussi savoir jouer au « jeu de l’Ombre » qui permet, au moyen de cartes, de passer d’un monde à l’autre. Surtout, il convient de ne pas « s’abandonner au chaos ». Or, tel est bien le danger qui guette les trois enfants. Je ne saurais trop en dévoiler et ce, en dépit de l’absence d’une édition du scénario (dans laquelle de ses innombrables versions ?) qui pourrait satisfaire votre curiosité. Sachez cependant qu’après un prologue, l’histoire débute avec Gauvain, « aujourd’hui », adulte et amnésique, et que c’est sa quête identitaire, scandée par des souvenirs éclairs ou « éclats de mémoire », qui guide le récit.

L’action se déroule dans plusieurs lieux bretons, parmi lesquels un rivage ourlé de roches sombres (des repérages ont été effectués dans la baie de Morlaix), un inquiétant manoir émergeant derrière un mur de brume rouge, et une ville coupée du monde, Langona, menacée par une guerre dont on perçoit hors champ les bruits toujours plus effrayants, ceux du chaos qui s’annonce. Sur la plage, des chevaux galopent et, à l’horizon, passent des navires magnifiques comme de noirs cargos emplis d’humains. On croise d’autres personnages : l’institutrice Viviane (Sabine Azéma) qui veut redonner vie à Gauvain, le Guetteur, une « gamine » et un quatuor de chevaliers issus de la Table ronde. Il est encore question d’une bibliothèque, d’huîtres fraîches accompagnées d’une sauce à l’échalote, ou de l’image colorée d’une lanterne qui s’agrandit et invite à y pénétrer.

L’ensemble s’ouvre et se referme sur une scène où des enfants, armés de lanternes, se réunissent une nuit dans le creux d’une coque de bateau éventrée. Ils ont traversé les pages d’un texte cher à Le Bris, Les Porteurs de lanternes de Robert Louis Stevenson, et disent mieux que quiconque le goût de la fiction. Ils sont venus écouter le Conteur (Claude Rich) qui intervient en voix off tout au long du scénario pour raconter et commenter cette légende. Son emploi de l’imparfait et du plus-que-parfait renvoie à l’antériorité d’un conte sans âge et, plus largement, au plaisir de la narration. Car tel est bien l’un des enjeux du scénario : interroger de manière ludique l’identité et les méthodes de celui qui ordonne et agence le récit.

Une des particularités, sinon la particularité d’Or…, est que Resnais souhaitait utiliser des centaines d’intertitres évoquant ceux du cinéma muet. Prévus sobrement en écriture blanche sur fond noir, ces cartons présentent les dialogues des comédiens qui auraient dit leurs répliques sans qu’on les entende (sauf Dussollier-Merlin qui aurait eu, lui, pleinement droit à la parole). Comme l’écrit Le Bris dans une note d’intention, les cartons « viennent le plus souvent comme une ponctuation musicale, à la manière d’un coup de cymbale, en conclusion d’un solo de batterie, par exemple : en sorte qu’ils jaillissent, pour donner aux mots, brièvement, leur intensité maximale. Des accélérateurs, en somme, de l’action, non des ralentisseurs. » L’emplacement, la fréquence et le contenu de ces cartons impliquent une réflexion sur la temporalité des dialogues (et de leur lecture par le spectateur), sur le jeu des acteurs (ce qui peut être mimé, deviné, ce qui mérite d’être explicité, prolongé, répété…) et sur le montage.

Il faut faire acte d’imagination pour concevoir, à la lecture, ce qu’aurait donné l’irruption de l’écrit alors même que, outre la voix de Merlin, la voix off du Conteur devait scander, introduire, conduire le récit. Dans la page reproduite ici, extraite d’une des dernières moutures, la voix du Conteur alterne avec des cartons portant les répliques de Morgane et de Mordred. Les modes d’énonciation auraient été multiples, et les passages d’un mode à l’autre auraient été à la fois codifiés et labiles. Dans une scène où Gauvain s’approche du manoir en compagnie de Viviane, le Conteur déclare ainsi : « Il avait eu un petit rire — ce petit rire amer qu’elle détestait tant : “Parfois, j’ai l’impression d’être un acteur, jeté dans une pièce déjà écrite.” » Immédiatement après, un carton complète la réplique de Gauvain : « — Sauf que je ne sais rien du texte. Ni du nom de l’auteur… »

Bref, on ne cesse de s’interroger : quels choix de montage (sons et images, place du silence), de rythme, de jeux d’acteur aurait fait Resnais ? On pourrait certainement esquisser des pistes en examinant, dans la filmographie du cinéaste, d’autres usages des intertitres ou les nombreuses expérimentations en matière d’énonciations fictionnelles d’un narrateur. Enfin, on se plaît à imaginer la manière dont ce projet abandonné hante les films suivants, par bribes, surgissements ou de manière plus souterraine. Ainsi, est-il possible de distinguer des traces d’Or… dans Vous n’avez encore rien vu ? En dehors même du carton « Or… » inséré juste avant l’ultime retournement de situation du film de 2012, je songe à l’enchâssement des strates narratives et d’énonciation, à la mise en parallèle de mondes. Je songe aussi à l’idée qu’un mythe ou une légende réactivent les imaginaires et nous offrent, le temps d’une histoire, quelque chose qui nous rappelle qui nous sommes et ce qui nous meut profondément. Et leurs titres mêmes invitent à relier Or… et Vous n’avez encore rien vu : pour chacun, une promesse de ce qui pourrait advenir et nous surprendre.

Priska Morrissey