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Les valises d’Alain Resnais

Les valises d’Alain Resnais

À la fin de chacun de ses projets, Alain Resnais rangeait dans une valise les documents qu’il voulait conserver, pour ne plus la rouvrir qu’exceptionnellement. Il procédait à un tri minutieux, jetant vingt kilos de papier pour Cœurs par exemple. Il gardait davantage de matériaux pour certains des films auxquels il a renoncé : Les Aventures d’Harry Dickson et Or…, écrits respectivement par Frédéric de Towarnicki et Michel Le Bris, occupaient trois valises chacun, quand une douzaine des longs métrages tournés se contentaient d’une. Les participations modestes à des entreprises collectives, les scénarios écartés presque aussitôt entamés rejoignaient une valise déjà remplie si la place le permettait. Ces bagages ont déménagé plusieurs fois avant de trouver abri sur le tard dans les chambres de bonne que Resnais louait au-dessus de chez lui et où il entreposait aussi bobines de pellicule, tournages vidéo, matériel de prise de vues ou collections de bandes dessinées. Les ayants droit Sabine Azéma et Camille Bordes-Resnais ont déposé ces valises à l’Imec quelques semaines après la mort de leur mari et père. La primeur de l’émotion est revenue à Stéphanie Lamache, l’archiviste chargée d’un inventaire qui lui a réclamé plus d’un an de travail.

Cette armée de valises dont les plus anciennes ont traversé les décennies pourrait servir à une histoire de la valise française, avec quelques homologues anglo-saxonnes rescapées des longs séjours new-yorkais de Resnais. Valises à lanières, à clapets, à fermeture Éclair, à roulettes, à poignée rétractable, valises anonymes ou de marque, en cuir, en métal, en plastique, en matériau synthétique ou en carton bouilli, dont une trouée par les moisissures qui n’ont pas affecté son contenu.

Étiquetées avec soin, les valises portent la trace du goût de Resnais pour la typographie, la papeterie et les fournitures de bureau telles les étiqueteuses Dymo. Elles témoignent aussi de son auto-ironie, comme quand il baptise une valise « Remains in a jumble of SMOKING/NO SMOKING » (« Vestiges en vrac de SMOKING/NO SMOKING ») ou « Mail : eternal remorse » (« Courrier : le remords éternel »), allusion à la souffrance que constituait la rédaction de son courrier, lui qui redoutait la page blanche mais savait si bien retoucher les textes des autres. Il accordait la même vigilance à l’identification et la datation après coup des documents, accompagnés au besoin d’un « mode d’emploi de réanimation ».

Parmi les surprises qui m’attendaient quand j’ai été invité à explorer le fonds : alors que Resnais s’est caché toute sa vie derrière ses scénaristes, leur attribuant l’essentiel du mérite, il a conservé les papiers permettant d’évaluer l’ampleur de son investissement dans l’écriture. Et, alors que ses interviews gardaient secrète la teneur de ses séances de travail avec les comédiens, nous pouvons lire certains des propos couchés par écrit qu’il prévoyait de leur tenir.

Ses notes de travail classées thématiquement, d’une écriture lisible, sont remplies d’abréviations plaisantes à décrypter (il faut prononcer « Yurp » à l’américaine pour comprendre que cela signifie « Europe »). Ces notes le montrent tel qu’en lui-même, rigoureux et facétieux, tâtonnant et opiniâtre, ouvert à l’inventivité d’autrui, résistant face à l’adversité. Le cinéaste est indissociable du cinéphile, de l’amoureux de théâtre, du mélomane, du bédéphile, du fasciné de séries américaines voyant jusqu’à trois ou quatre épisodes dans la journée. Ses notes révèlent les sources d’inspiration les plus imprévues (un plan front contre front d’Hiroshima mon amour est issu d’un plan de Cary Grant et Suzy Parker dans Embrasse-la pour moi de Stanley Donen). La création d’un film est irriguée par les œuvres que Resnais fréquente alors, en même temps que par ses souvenirs récents ou anciens de spectacles, de lectures, d’écoutes, avec un retour croissant, dans ses quinze dernières années, aux chocs artistiques de son adolescence.

La correspondance est surtout celle reçue. Pourtant, confronté aux écueils du téléphone transatlantique, ses lettres à Richard Seaver, le scénariste new-yorkais de son projet sur le Marquis de Sade en 1969-1970, lèvent le voile comme jamais sur sa manière de travailler, y compris dans ses relations avec les producteurs au jour le jour.

Le fonds contient une myriade de documents émanant de ses collaborateurs, à commencer par les enregistrements au magnétophone de certains de ses scénaristes lisant eux-mêmes tous les dialogues, de Marguerite Duras à Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, ou par les plans et maquettes dessinées de Jacques Saulnier, son chef décorateur un demi-siècle durant. Resnais a conservé la documentation amassée pour ses projets, attestant par exemple son expertise en matière de pollution mondiale dès le début des années 1970.

Une des pièces maîtresses, Resnais me l’avait souvent recommandée, est la première mouture du scénario de David Mercer pour Providence, dont il ne reste plus dans le film que la conception de plusieurs personnages, quelques aspects de l’univers politico-social, une poignée d’incidents totalisant trois pages au plus, et deux répliques. J’ai réservé ce tapuscrit pour mon premier jour à l’abbaye d’Ardenne et, trop intimidé, n’en ai dépassé la page de couverture que deux ans plus tard. Je suis impatient de traduire à voix haute pour Camille Bordes-Resnais, comme promis, l’incroyable scénario suivant de Mercer, Memories of Love, interrompu par la mort en 1980 du dramaturge quinquagénaire. J’ignorais jusqu’à l’existence de ce scénario qui débute comme un film social sur le monde ouvrier minier, la lutte de classes et la xénophobie dans le Yorkshire, se transporte trente ans plus tard dans l’univers aisé et corrompu de deux institutions de la campagne niçoise, avant de se muer dans le dernier acte en histoire d’amour fou submergée par le montage parallèle de fantasmes de plus en plus délirants, tantôt sublimes, tantôt cruels et crus, dans un manoir anglais ou un château de la vieille noblesse polonaise, des fantasmes surgis sans coup de semonce et dont on ignore s’ils émanent des deux amants d’une nuit séparés par le sort.

Que ce soit pour les proches du cinéaste, ses collaborateurs, ses exégètes, les assidus de l’Imec, les zoologues qui trouveront mille traces du goût de Resnais pour la biologie animale, ou Dieu visitant la Terre afin d’échapper à la monotonie comme dans un des scénarios écrits par Stan Lee pour son ami Alain, une foule d’autres pièces fournissent éclaircissements ou émotions. Et plonger dans les archives d’Alain Resnais, c’est l’aimer plus encore que de son vivant.

François Thomas