Aller au contenu
Recherche

Les caméras meurent aussi

Les caméras meurent aussi

Que fait Alain Resnais accroupi sur le sol de ce qui ne semble pas être une cave — le papier peint est trop intact — ni la salle d’un laboratoire photo-cinématographique ? Le papier peint n’est pas de circonstance dans un lieu fonctionnel, à moins que Resnais, comme il est probable, ne soit saisi ici alors qu’il n’était encore qu’un cinéaste amateur.

La photographie a-t-elle été prise dans un lieu de cinéma, ou dans une pièce décorée par un cinéphile acharné ? Le bas d’une affiche vantant les vertus d’un film apparemment édifiant, le bandeau d’interdiction d’accès aux salles de cinéma pour le trop jeune public pourraient être les gags d’un jeune cinéaste qui, dans l’une des deux pièces de son appartement du 14e arrondissement parisien, prenait des vues pour ses propres films amateurs (ou, parfois, pour les effets spéciaux ou les génériques des films d’autrui) tandis que l’autre pièce servait de cabine de projection et de laboratoire. Un cinéaste qui n’oubliera jamais ses débuts ni les bricolages qu’il lui fallut mettre en œuvre à l’époque.

Resnais apparaît déjà en adorateur de l’art du film ! Même si sa génuflexion n’est sans doute due qu’à l’obligation de régler un appareil de prise de vues, elle pourrait être mise au compte d’une excessive déférence cinéphilique.

Plus sérieusement, les connaisseurs de l’œuvre du coréalisateur des Statues meurent aussi (avec Chris Marker) pourraient être tentés de renvoyer cette photographie à l’époque de ce film audacieux idéologiquement et esthétiquement. Des photographies de statues jonchent la mince estrade recouverte d’un tapis noir qui contraste avec leurs contours découpés. Mais on ne repère aucune des sculptures africaines commentées par les auteurs du film. Plutôt des œuvres de l’antiquité hellénistique…

Si cette image ne traduit pas les tourments culturels et politiques de Resnais pendant les années 1940-1950, elle en traduit peut-être d’autres, plus esthétiques : la tension entre image animée et image fixe.

Durant les années 1950, Resnais travaille fréquemment avec Marker : Les statues meurent aussi, Nuit et Brouillard, Toute la mémoire du monde, Le Mystère de l’atelier quinze, et on sait que son premier long métrage Hiroshima mon amour est la « conséquence » d’une commande initiale proposée à Marker. Je t’aime je t’aime de Resnais et La Jetée de Marker relèvent de la même fascination pour un phénomène mental qui bloque la mémoire de l’être humain sur un moment unique de sa vie accomplie, sur un seul souvenir. Cette convergence et cette thématique commune furent abondamment commentées. Resnais a souvent reconnu, avec une humilité non dénuée de soumission amicale, une forme de dépendance à l’égard de Marker dont l’activité littéraire était pleinement assumée.

Ces étranges lunettes — ce masque — qui recouvrent les yeux du cinéaste anticipent celles qui nous permettent aujourd’hui de nous déplacer dans des espaces virtuels. Au-delà du souvenir de l’homme de La Jetée enfermé dans un camp souterrain, ces yeux masqués m’évoquent d’autres rapprochements : les humains masqués sont légion chez Marker qui, dans É-clip-se, photographia les visages des Parisiens levés vers le ciel lors de l’éclipse du 11 août 1999. Costa-Gavras (avec Jorge Semprun au scénario) s’est peut-être souvenu de l’homme de La Jetée lorsqu’il a affublé d’inquiétantes lunettes le visage d’un autre membre de la famille Marker-Resnais, Yves Montand, dans L’Aveu, adapté du récit de l’emprisonnement et des actes de torture subis par Artur London.

Un autre Breton, André de son prénom, leader surréaliste admiré de Resnais, aimait aussi poser avec des lunettes singulières à des fins de « subversion des images ». Dans L’Amour fou, il s’arrête sur un « demi-masque de métal frappant de rigidité en même temps que de force d’adaptation à une nécessité de [lui] inconnue ».

Mais le filmeur des errances mondaines de L’Année dernière à Marienbad n’a-t-il pas eu le meilleur des modèles en celui qui « déclenchait » le fantastique plus aisément dans le monde réel que dans un studio : Louis Feuillade ? Resnais a ici un faux air de fomenteur de complots criminels dignes de ceux de Fantômas et des Vampires.

Bien… Mais que fait réellement Resnais agenouillé comme s’il se signait devant un autel ? Je ne l’imagine pas en train de projeter faire le mal.

L’image animée et l’image fixe sous tension, ai-je dit plus haut ! N’est-ce pas ce que conjugue le cinéaste dans cette photographie, lui qui appréciait chez Cocteau le goût du bricolage cinématographique ?

Une caméra est installée sur un bras à coulisse réglable dans le but de filmer les images fixes dispersées sur l’estrade noire (dans le jargon du métier, on parle de la technique du « banc-titre »). Il s’agit d’une caméra 16 mm, masculinisée, nommée le Ciné-Kodak Special, commercialisée en 1933, et avec laquelle Resnais a notamment tourné vers 1947 ses visites dans l’atelier de peintres comme Henri Goetz ou Hans Hartung.

Cette caméra était munie « d’un viseur reflex, à employer quand l’appareil est tenu à hauteur de poitrine, qui montre sur un verre dépoli le champ exact embrassé par l’objectif employé et permet la mise au point à toutes distances. Ce dispositif particulier au Ciné-Kodak Special est très utile pour la cinématographie d’objets très proches de l’appareil car il permet de voir une image ayant les mêmes limites que l’image enregistrée. » C’est le texte promotionnel de l’appareil, complété par la promesse d’une qualité inédite : « L’appareil de prise de vues cinématographiques sur film de 16 mm le plus remarquable qui ait jamais été réalisé », affirmait Eastman Kodak Company.

Et les lunettes protègent les yeux de l’opérateur de la lumière des projecteurs éclairant, hors cadre, les documents.

Resnais est agenouillé comme un dévot devant cette machine d’une grâce absolue, élégamment suspendue. Ah ! cette époque des machines à filmer dont la beauté pouvait rivaliser avec ce qu’elles enregistraient. Cette boîte parfaite valait la perfection des visages hellénistiques répandus sur le sol qu’il s’agira pour Resnais de comparer intempestivement aux visages de l’Afrique.

En fait, Resnais, à genoux, réalise ce que la promotion publicitaire promet : le cadrage se dispense de viser par l’œil de la caméra. Grâce au verre dépoli caché ici, Resnais cadre grâce aux vertus reflex de l’appareil.

Resnais semble « arrêté » avec humilité et douceur devant la machine qui semble conférer par elle-même un destin cinématographique aux images fixes. Comme les personnages imaginés par des romanciers tels que Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet ou Jean Cayrol seront emportés dans un destin du même ordre quand des acteurs seront rassemblés devant la caméra d’un cinéaste si réservé mais qui a pourtant envahi notre mémoire…

Remerciement à Laurent Mannoni

Dominique Païni