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La pasteure d'à côté

La pasteure d'à côté

Nous sommes au dernier quart de L'Amour à mort. Élisabeth vient de perdre Simon, l'homme qu'elle aime, pour la seconde fois. Elle s'est juré de le rejoindre « là-bas », et fait part de sa décision à Judith, une pasteure. Au moment où cette dernière prend la parole, on ne sait pas grand-chose d'elle : épouse d'un vieil ami de Simon, Jérôme (pasteur lui aussi), elle mène une vie de couple rangée. Mais voici qu'elle révèle un secret : à quinze ans, elle a aimé Simon au point d'accepter de mourir avec lui. Lorsque Jean Gruault rédige le scénario, il sait que Sabine Azéma et Fanny Ardant prêteront leurs traits à Élisabeth et Judith, Alain Resnais ayant choisi ses principaux comédiens en amont de l'écriture. Annotée tardivement sur feuillets séparés, la scène apparaît sous sa forme quasi définitive : une dernière réplique coupée au montage et quelques variantes mises à part, le film reprendra mot pour mot le texte corrigé par le cinéaste.

« La lutte de Judith et d'Élisabeth » (le titre est de Resnais, inscrit sur une autre page) documente l'émergence d'un monologue où les signes d'affrontement semblent curieusement suspendus. Toutes les moutures précédentes de la scène prévoyaient qu'Élisabeth interrompe le récit et insistaient sur ses réactions, annonçant un possible champ-contrechamp ; ses reparties figuraient encore dans le découpage technique établi par le réalisateur. Ici au contraire, les indications de mise en scène concernent exclusivement Judith (elle « se tourne vers Élisabeth » ou « vient s'asseoir ») — en retrait, l'interlocutrice se contentera finalement d'écouter. Un plan de trois minutes et demie ménagera l'unité de l'aveu. Aucun autre personnage ne parlera aussi longtemps ou, du moins, de façon aussi continue : échappant à la fragmentation généralisée des discours, suffisamment fort pour instaurer son propre espace-temps, le secret de Judith semble restituer à la parole une sorte de plénitude. Une émotion singulière étreint alors le spectateur, persuadé d'assister à une révélation au sens fort : ce personnage qu'on pensait secondaire et qui fait irruption au centre de notre attention énonce forcément une vérité fondamentale ; sa confidence donne l'impression d'un moment de grâce.

Mais dans la nudité de la page, privé du timbre et du visage d'Ardant, le monologue ne s'impose pas avec la même autorité. Ce rejet du premier amour qui clôt le récit n'est-il pas une morale un peu tiède ? Le style, surtout, interroge : à rebours du dépouillement qui caractérise la plupart des dialogues du film, le scénariste commence par rapatrier les adjectifs et les figures de style. Resnais ne cherche pas à ôter ces marques d'emphase, supprimant seulement dans les deux premiers paragraphes des réflexions déjà livrées par Élisabeth, presque à l'identique, lors d'une scène d'amour antérieure. Peut-être apprécie-t-il l'entrechoquement entre l'élan lyrique et la description qui suit aussitôt : les lames glissent, le sang coagule, on s'en barbouille, les contingences matérielles conspirent contre le sublime.

À condition d'oublier un instant la séquence telle qu'on l'a vue, l'aveu produit alors un effet nouveau : notre texte pourrait ou devrait être une parodie de mort romantique. D'autres documents préparatoires le suggèrent, notamment cette description cruelle que Gruault intègre à la fiche biographique de Simon, par lui rédigée : la « conviction naïve d'avoir atteint des sommets qu'ils ne retrouveront plus jamais » pousse les deux adolescents à tenter « un suicide à deux dans le style de celui de Kleist et Henriette Vogel, dont ils ont lu un récit dans les pages littéraires du Monde ». Ailleurs, le scénariste précise la leçon tirée par Judith de cette mésaventure : une « attitude critique » vis-à-vis des « grands sentiments ». Dans cette perspective, on comprendrait que son monologue prêche en sous-main les vertus de la distance.

Une inflexion a dû se produire, dont notre document, à première vue, ne porte pas trace. Il se peut que le contexte de la création ait donné au thème mortuaire une urgence empêchant tout recul ironique : François Truffaut, ami de Gruault et compagnon d'Ardant, est affaibli par la maladie et mourra peu après la sortie du film. Il se peut également que la comédienne ait transformé elle-même le sens du texte. Invitée à relire le monologue de L'Amour à mort au micro de Philippe Bresson sur France Culture en octobre 2016, Ardant s'exécute sur un ton très grave, après s'être justement agacée d'une référence à la dimension « tragi-comique » du suicide manqué. Elle manifeste peu de sympathie pour son personnage (une pasteure « raisonnable », « arrangée avec la vie », aux antipodes de son propre caractère) et souligne que le rôle a exigé d'elle une espèce de dédoublement. Ardant (qui, dit-elle, ne regarde jamais ses films) ne semble pas se souvenir qu'en 1984, la Judith du film tourné n'avait déjà plus grand-chose à voir avec celle qu'elle décrit.

Resnais a-t-il soufflé ou simplement admis cette transformation ? Si on pouvait l'interroger, il parlerait sûrement d'une de ces rencontres inattendues entre un comédien et son texte, où le réalisateur devient spectateur d'une mutation spontanée. Quoi qu'il en soit, le basculement de la scène se laisse deviner dans la seule indication psychologique qu'il appose en marge du monologue : « Enivrement de la confession pour une protestante. » Cette formule ambiguë confère à la révélation une aura mystique, mais elle sous-entend aussi bien l'ivresse d'un plaisir à dire, où le contenu, l'objectif et le destinataire initial de la parole ne tiendraient plus qu'un rôle secondaire. Fidèle à l'idée d'une logique propre au personnage, le cinéaste semble puiser dans la biographie de Judith le déterminisme susceptible de relancer ou rouvrir l'enjeu de la séquence. Par ailleurs, Gruault et Resnais ne pouvaient oublier qu'ils engageaient la comédienne de La Femme d'à côté, et que le caractère passionné du personnage truffaldien provoquerait des jeux d'écho dans la mémoire du spectateur. La confession de Judith peut ainsi apparaître comme le lieu d'une autre révélation : celle d'Ardant surgissant dans la lumière, laissant oublier ses tricots serrés, ses cheveux plaqués et ses chaussures plates pour renouer avec sa persona. La vérité qui s'expose ici est, indissociablement, celle d'un personnage et celle d'une actrice — voire celle d'un personnage d'actrice, puisque la fiche biographique de Judith nous apprend qu'elle a brièvement fait partie d'une troupe de théâtre amateur. Comme Ardant, elle a joué Hermione dans Andromaque : la scène ouverte par le secret, ce ressort de mélodrame, lui permet aussi d'exercer ses talents d'héroïne tragique.

On pourrait continuer à jouer longtemps ce jeu de la vie des personnages : au lieu d'en dissiper le fantasme, l'accès aux archives l'alimenterait plutôt. C'est peut-être parce qu'elle est actrice avant d'être pasteure (mais ce sont deux métiers de représentation) que Judith cherche à dissuader Élisabeth en lui décrivant une mise en scène ratée. C'est peut-être parce qu'elle n'est pas comédienne qu'Élisabeth ira se tuer hors champ. Pour autant, notre document témoigne que cette profondeur biographique ne produit pas d'elle-même un film « nécessaire », que la nature des personnages imposerait d'emblée. Resnais, de toute évidence, ne s'est pas contenté de regarder pousser L'Amour à mort à partir d'un terreau fourni au scénariste : il en a suivi et orienté la croissance, voire les excroissances, pas si loin d'Élisabeth qui mène dans son laboratoire d'obscures expériences botaniques.

Camille Bouthors