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L’échiquier de
Vous n’avez encore rien vu

L’échiquier de Vous n’avez encore rien vu

Cet échiquier a servi de réceptacle aux petits cubes de bois indispensables à la réflexion d'Alain Resnais sur le découpage de Vous n'avez encore rien vu. Chacun de ces cubes porte sur une de ses faces la photographie d'un des quinze acteurs prévus pour le film. On reconnaît Denis Podalydès (l'auteur dramatique Antoine), Andrzej Seweryn (son majordome Marcellin) et les treize comédiens appelés à jouer sous leur propre nom les amis, eux-mêmes comédiens, que le regretté Antoine a fait convoquer dans sa résidence où ils regarderont ses dernières volontés filmées. La distribution réunie ici est presque définitive. Toutefois, Vincent Rivard (deuxième rangée horizontale), que Resnais voyait en secrétaire de police après son rôle de garçon de café dans Les Herbes folles, tombera malade et sera remplacé par Jean-Chrétien Sibertin-Blanc. Le portrait de Seweryn orne deux cubes (troisième rangée horizontale, première et troisième cases), celui avec la photo en noir et blanc ayant supplanté en cours de route celui avec la photo en couleurs, plus ancienne et moins ressemblante.

Ces cubes ont pour mission d'aider Resnais à visualiser l'application d'une des idées de mise en scène les plus audacieuses de Vous n'avez encore rien vu. Antoine a demandé à ses amis comédiens de visionner la captation d'une répétition de sa pièce Eurydice, qu'ils ont tous jouée à sa création ou lors de reprises, afin d'autoriser ou non une jeune compagnie théâtrale à la monter. Or, sans explication rationnelle, les treize invités seront assis à des places changeant sans cesse dans le salon d'Antoine pendant la projection de la captation. Quand ils seront envahis par le souvenir de la pièce au point de la jouer à leur manière en même temps que la captation, il faudra les rapprocher ou les éloigner les uns des autres, former des duos ou des trios, et décider pour chaque plan où ils seront assis en fonction de leurs interactions entre eux ou avec les acteurs de la captation. Ces déplacements d'un canapé ou d'un fauteuil à l'autre s'intensifieront jusqu'à une redistribution totale des cartes. Les meubles aussi pourront changer de place. Comme souvent chez Resnais, la résolution pragmatique d'un problème de mise en scène renforce le caractère insaisissable du film et consolide une thématique centrale, ici celle qui consiste à voir dans les personnages autant de fantômes.

Resnais a rédigé son découpage technique avec Laurent Herbiet à l'été 2009 et l'a remanié plusieurs fois depuis. À l'automne 2010, quelques semaines avant le début du tournage, il a besoin de fixer ses idées en matière de va-et-vient des comédiens dans l'espace. Son principal coéquipier est alors le premier assistant réalisateur et directeur de production Christophe Jeauffroy. Resnais demande au décorateur Jacques Saulnier de tracer les contours du salon d'Antoine à l'échelle sur un plateau de bois, puis il y installe d'une part des bancs miniatures fabriqués par Jeauffroy avec des planchettes de jeu de construction, d'autre part des fauteuils et des chaises prélevés dans sa collection d'accessoires, de jouets et de figurines. Jeauffroy colle sur des cubes les photos des comédiens qu'il a téléchargées sur Internet. Il ne reste plus au cinéaste qu'à déplacer ces cubes d'un siège à l'autre au fur et à mesure de l'action qu'il imagine.

Une fois ses idées affinées, Resnais se lance avec Jeauffroy dans la création d'une sorte de préfiguration photographique de son film : une photo par plan à tourner, plusieurs en cas de déplacement important de la caméra ou des comédiens. Sur ces photos, les acteurs ne sont plus représentés par les cubes, mais par des figurines articulées, des jouets d'enfants en plastique. En guise d'aide-mémoire permettant d'identifier ces figurines, Jeauffroy prend d'abord quinze photos réunissant chacune sur fond d'échiquier le cube et la figurine correspondant à un comédien. Puis Resnais et Jeauffroy disposent pour chaque plan ces figurines dans une simulation de décor miniature : sur le plateau de bois représentant le salon d'Antoine, dans une chambre d'hôtel bricolée par Jeauffroy, devant des photos de la maquette réduite de Saulnier pour la rotonde d'Antoine, ou devant des photos de repérages. Jeauffroy prend les photos, ensuite imprimées dans l'ordre du film. Quelques-unes d'entre elles illustrent les entretiens avec Jeauffroy publiés dans les Cahiers du cinéma en avril 2014 et Positif en juillet-août 2015. Vous y reconnaîtrez par exemple Mathieu Amalric incarné par la figurine du Spock de Star Trek.

Comment se passer de plateau de jeu, d'accessoires et de figurines pour préparer le découpage d'un film ? Resnais a peu ou prou toujours procédé ainsi. Nous sommes là au cœur de sa conception du travail. La rigueur de son cinéma va de pair avec la facétie, le comble du rationnel avec le comble de l'irrationnel. Et même ses films les plus tragiques ont une gestation ludique.

François Thomas