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L’ampleur et le romanesque d’abord, la sécheresse tragique ensuite

L’ampleur et le romanesque d’abord, la sécheresse tragique ensuite

Alain Resnais et ses proches collaborateurs ont souvent évoqué en interview l’existence de biographies imaginaires des personnages de ses films. Des textes écrits par les scénaristes ou, pour les adaptations d’une pièce ou d’un roman, par les comédiens afin de stimuler l’imagination du réalisateur et d’aider les comédiens à préparer leur interprétation, car Resnais donne peu d’indications sur un plateau et préfère être surpris par ses acteurs, qu’ils trouvent d’eux-mêmes le bon ton. Les fiches biographiques de certains films ont été publiées, mais celles de L’Amour à mort sont restées inédites et impressionnent celui qui les a longtemps fantasmées.

Cette biographie rédigée par le scénariste Jean Gruault est celle du personnage d’Élisabeth Sutter incarné par Sabine Azéma. Il ne faut pas se fier à son apparence sobre, à l’écriture fine et soignée de Gruault : il s’agit là, sans aucun doute, d’un des documents les plus troublants et les plus intimidants issus des archives de Resnais. Car ce qu’il donne à voir est une des choses les plus intimes qui existent au cinéma : le processus créatif d’un réalisateur et de sa muse, auquel nous accédons sans y avoir été invités. L’accès à un tel document est d’autant plus troublant que les proches de Resnais, en interview, ont toujours insisté pour maintenir une part de mystère autour de la création de ses films. Ce texte aurait dû rester secret, car ce qu’il y a de plus beau et de plus mémorable dans les films de Resnais surgit toujours de manière mystérieuse, dans la pure tradition du surréalisme, comme les méduses d’On connaît la chanson ou la fabuleuse réplique finale des Herbes folles (« Quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ? »).

Tenter de commenter ce texte afin de relever ce que Sabine Azéma y a puisé pour son interprétation est ainsi voué à l’échec. On peut néanmoins en tirer quelques enseignements. Et constater que le texte a été écrit dans une certaine hâte, comme en témoignent les ratures et les corrections qui subsistent (une version dactylographiée existe aussi dans les archives). Cette vitalité correspond à une période particulièrement euphorisante d’un point de vue créatif pour Resnais. Depuis les sept César glanés pour Providence en 1978, il enchaîne à un rythme vif les films sans perdre en innovation ni en intransigeance. Soutenu par l’enthousiasme de son ancien agent devenu coproducteur Gérard Lebovici, il met en boîte L’Amour à mort en à peine une année.

Étonnamment, le texte de Gruault se compose de phrases assez longues. Rien à voir avec le film, un ensemble de scènes très courtes, avec des dialogues réduits au strict minimum. Comme si Gruault se libérait ici des contraintes de l’écriture du scénario de L’Amour à mort, film dont Resnais a eu l’idée de départ et a établi les règles du jeu (quatre personnages, tournage en scope, dominante rouge/noir, interludes musicaux indépendants de l’action). À l’opposé du film, à l’intrigue très resserrée, cette biographie imaginaire propose un récit ample et romanesque, de la Suisse à l’État du Rhode Island aux États-Unis. Cet amusant récit d’une fuite en avant, sur la découverte de la liberté par une adolescente rebelle au début des années 1970, avec son mariage annulé par elle au dernier moment, comme dans les comédies romantiques, donne aussi à lire une histoire que Resnais n’aurait sans doute jamais filmée. Elle rejoint sa filmographie fantôme, au côté de son adaptation avortée des aventures d’Harry Dickson ou de ses projets annulés avec Stan Lee ou Michel Le Bris.

Le ton enlevé du texte tranche avec l’atmosphère oppressante du film tourné dans le Gard à Uzès. Le texte ne laisse rien présager de l’ambiance du film (une tragédie faite de cris, d’émotions et de douleurs) ni de son thème (la mort comme séparation absolue entre les êtres humains), à l’exception d’une discrète référence à La Chambre verte de François Truffaut, drame historique écrit par Gruault sur la manière dont les morts nous obsèdent et nous façonnent. Parmi les lectures préférées d’Élisabeth Sutter figure ainsi Henry James, dont les nouvelles L’Autel des morts, La Bête dans la jungle et Les Amis des amis ont inspiré le scénario de La Chambre verte. Autre romancier admiré d’Élisabeth : Milan Kundera, auquel Resnais avait proposé d’écrire L’Amour à mort avant de se tourner vers Gruault, et avec lequel il entamera en 1985 un projet inachevé. On notera encore, dans les lectures de la protagoniste, une référence au goût de Resnais pour la bande dessinée, et notamment à Enki Bilal, rare dessinateur que le personnage supporte. Pas de hasard chez Resnais : peu de temps avant L’Amour à mort, Bilal avait signé l’affiche de Mon oncle d’Amérique et les peintures sur verre de La vie est un roman, film où le personnage de Sabine Azéma se prénommait déjà Élisabeth.

Jérôme Lachasse