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Histoires de fantômes

Histoires de fantômes

Le dramaturge et metteur en scène anglais Alan Ayckbourn a décrit Private Fears in Public Places (2004) comme sa pièce la plus cinématographique. Il l’a pensée pour son « théâtre en rond » de Scarborough dans le Yorkshire qui, avec sa scène centrale et le public placé sur des gradins tout autour, offre une multitude de points de vue et une dynamique très différente de la frontalité du théâtre à l’italienne. Le spectacle se déroule sans entracte avec une cinquantaine de scènes parfois très brèves dépeignant les solitudes de six Londoniens, à l’aide d’effets de montage à vue créés notamment par la lumière passant d’une partie du décor à l’autre. Si cela semble le support idéal d’une adaptation filmique, Ayckbourn se méfie des reprises littérales d’effets qui ne sont cinématographiques que sur un plateau de théâtre.

Ayckbourn envisage d’autoriser Alain Resnais à adapter cette œuvre au nom d’abord de leur amitié et de leur estime mutuelle, mais aussi d’une proximité artistique dans la mise en tension du théâtre et du cinéma, puisque la théâtralité du cinéma de Resnais est en quelque sorte le miroir du caractère cinématographique des mises en scène du Britannique. Resnais a en effet prouvé sa capacité à transformer le théâtre en mine d’inventions formelles, non pas en s’en démarquant pour « faire cinéma », mais en en investissant les conventions et la nature. En tirant son diptyque Smoking et No smoking d’Intimate Exchanges, un ensemble de huit pièces qu’Ayckbourn pensait inadaptable, Resnais avait déjà relevé un défi et montré qu’il avait parfaitement saisi l’esprit de ses créations, comme un alter ego de cinéma.

Les intentions formulées par Resnais à Ayckbourn pour Cœurs, à un moment où l’affaire n’est pas encore conclue, affirment en une page un projet esthétique dense et précis. Décidé à respecter la structure des scènes et le dialogue, Resnais a d’emblée une vision nette de l’apport de sa propre mise en scène, de la plasticité du film, des espaces et de l’univers visuel. Il a trouvé dans le quartier parisien moderne et froid de la Bibliothèque nationale de France la transposition idéale de la culture anglaise de la pièce originale. Si Smoking et No smoking misaient sur le pittoresque anglais, Resnais aborde désormais autrement la thématique nationale, inscrivant l’intrigue de Cœurs dans la culture française. En outre, bien qu’il soit on ne peut plus sensible au caractère ludique de l’œuvre d’Ayckbourn en général, et bien qu’il recherche cette même affinité chez ses collaborateurs, comme ici Jean-Michel Ribes, Resnais met peu en avant la dimension comique du spectacle qu’il adapte. Il saisit surtout la violence contenue du texte qui avait valu à Ayckbourn de définir Private Fears in Public Places comme « Pulp Fiction sans la violence ».

Plutôt que la piste du film de gangsters, la lettre du réalisateur apporte une clé essentielle, au-delà de la métaphore de la « toile d’araignée » employée pour décrire la combinaison de la fragilité et de la brutalité du piège envers sa proie. Resnais mentionne en effet une précédente pièce d’Ayckbourn, Haunting Julia (1994), centrée sur une jeune compositrice disparue qui hante ses proches des années après son suicide. Ce spectacle recourait au registre du surnaturel, du gothique et de l’horreur en misant moins sur les artefacts et excès de ces genres que sur le jeu d’acteurs et la tension dramatique pour faire réagir le public. La référence suggère que, loin d’effacer entièrement la culture d’origine de Private Fears in Public Places, Resnais a conçu Cœurs comme un huis clos de fantômes à l’anglaise. La circulation entre les lieux ne laisse aucune respiration, malgré quelques affiches d’espaces au grand air dans certains appartements, notamment un poster de Scarborough, comme un clin d’œil. Non seulement les personnages sont tourmentés par une absence, mais ils deviennent eux-mêmes des spectres que la mise en scène désincarne en les fondant dans le décor autant que « les uns dans les autres » (par les raccords) ou dans la neige qui envahit l’image. Le flou optique, l’apparition et surtout la disparition de la profondeur de champ conservent la « transparence » de l’image tout en ouvrant d’autres espaces et temporalités (un passé, un ailleurs, un regret…), à la manière dont les huis clos théâtraux et/ou fantastiques renvoient à un hors-scène inaccessible et inversent l’intérieur et l’extérieur.

La réalisation recourt à de nombreuses figures de l’horreur ou du fantastique, liées à la pellicule argentique plus qu’aux effets spéciaux que Resnais dit vouloir éviter. Le chef opérateur Éric Gautier a travaillé les effets de diffusion afin d’évoquer la matière de la toile d’araignée. La maison de Pierre Arditi se transforme en décor gothique par les changements de contrastes lumineux, en particulier lorsque Sabine Azéma s’exhibe devant le père alité, ou à la fin du film, quand les ombres du hall d’entrée envahissent la cuisine. L’image relève de l’horreur et du fantastique quand chaque espace vide (en particulier les seuils de portes) fait pressentir une entrée (qui ne se produit jamais). Les cadres dans le cadre se multiplient et la décoration des murs pourrait prendre une valeur symbolique à travers les nombreux miroirs ou le portrait peint menaçant qui regarde André Dussollier dans son appartement. Ce portrait d’ancêtre, semblable à ceux des films hollywoodiens classiques (par exemple L’Aventure de Mme Muir de Joseph L. Mankiewicz), donne l’impression que le personnage disparu est sur le point de réapparaître.

Cœurs est un film d’horreur ou fantastique par petites touches, avec une mise en place des codes mais sans leur résolution. C’est parfois si discret qu’on ne les perçoit pas à la première vision, mais Resnais a effectivement tout mis en œuvre pour trouver « la subtilité exigée pour réussir cette adaptation ». De son côté, bien qu’il ait dû attendre de découvrir le film achevé pour en apprécier les nuances et y reconnaître l’adaptation la plus fidèle d’une de ses pièces, Ayckbourn avait déjà lu dans l’argumentaire initial du réalisateur les raisons de lui accorder son entière confiance.

Marguerite Chabrol