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Dessiner, peindre et s'amuser

Dessiner, peindre et s'amuser

Cette maquette dessinée du parc de Jack et Tamara dans Aimer, boire et chanter montre à quel point Alain Resnais et son décorateur attitré Jacques Saulnier choisissent la voie de l’artifice et désignent par les moyens de la peinture le cinéma comme art du faux.

Pour cette adaptation d’une pièce d’Alan Ayckbourn entièrement située en extérieurs, dans un parc, une cour de ferme, le jardin d’un cottage et un jardinet de ville, le choix d’un tournage en studio s’impose d’emblée. Le premier projet de décor est dans le droit fil de celui de No smoking et Smoking : les quatre espaces extérieurs seraient en partie construits à taille réelle, tandis que les lointains seraient prolongés par des maquettes en réduction et des découvertes peintes. Ce projet étant incompatible avec le budget du film, Resnais ne tarde pas à soumettre à Saulnier une idée radicale qui réduirait sensiblement le coût tout en répondant à son désir d’un décor assumant plus encore sa facticité que dans ses films précédents. Il s’agit de renoncer à toute construction et de représenter les lieux au moyen de pendrillons, ces hauts lés de toile qui, au théâtre, servent à dissimuler les coulisses et en occulter la lumière. L’idée en est inspirée à Resnais par la mise en scène de La Mouette d’Anton Tchekhov qu’a signée Georges Pitoëff en 1939 : « Quand Pitoëff manquait d’argent pour les décors, il récupérait des morceaux de tissu, de feutre, de vieux rideaux pour reconstituer très sommairement des indications de décor. » Déroulés depuis les hauteurs du plateau jusqu’au sol, les pendrillons pourraient servir à créer tous les décors d’Aimer, boire et chanter.

Notre maquette dessinée du parc de Jack et Tamara fait partie des toutes premières recherches de Saulnier autour des pendrillons. Comportant très peu d’informations techniques liées à la mise en œuvre, elle se veut comme une expérimentation autour de la couleur. Saulnier a l’habitude de réaliser des maquettes dessinées sur un plan précis, installant divers éléments (constructions, accessoires) sur des lignes de perspective dans un effet recherché de tridimensionnalité. Ici, il joue les coloristes. Choisissant un feutre à la pointe large et carrée, il juxtapose les aplats sur un papier léger. Les marques de reprise de son coloriage sont même visibles en transparence au verso du document, témoignage de sa fragilité. Les couleurs peu naturalistes sont accordées dans un camaïeu de tons chauds : des bruns, gris, ocres et pourpres. Les larges rubans sont parfois composés de deux teintes qui les séparent à peu près à leur moitié. Les parties basses des quatre pendrillons à droite du dessin sont ainsi baignées de bleu. Le fond peint peut ici évoquer le ciel et créer une percée dans ce décor confiné. Une façon de tempérer le dépaysement.

Saulnier frotte du fusain ou un pastel noir par-dessus les couleurs. Ces mouchetures, telles du grain de papier noirci, assombrissent surtout le bord supérieur et l’extrême gauche du dessin, ce qui donne un effet « vignette » à la manière des vieux objectifs photographiques. Au Rotring, grâce à quelques traits légers, Saulnier dessine les contours d’un bosquet de fleurs, souligne les volumes d’une chaise, étire les silhouettes de Jack et Tamara sans souci de ressemblance puisque les acteurs Michel Vuillermoz et Caroline Silhol ne sont pas encore choisis. Avec ces détails, il indique la présence d’éléments de décor et accessoires qui rythmeront le plateau, créant des plans où les comédiens pourront circuler à la façon d’un petit théâtre à l’italienne. L’accessoirisation, combinée aux partis pris colorés, participera à identifier d’un seul coup d’œil les différents décors du film.

Saulnier, comme pour les autres décors, dessinera plus tard une maquette définitive du parc. La profondeur du plateau y sera plus largement investie par des allées, une roseraie, des bosquets fleuris et du mobilier de jardin, si bien que les personnages sembleront moins acculés aux fonds peints. Les pendrillons seront traités de façon plus figurative. Des troncs d’arbre seront peints d’une façon minimaliste sur des pendrillons vert cru et jaunes. Des collages extraits de magazines figureront des silhouettes humaines et certains accessoires.

Restera à mettre en œuvre un projet si singulier. Le peintre-décorateur Olivier Garand, qui avait déjà participé à Vous n’avez encore rien vu, sera le responsable artistique de la conception des pendrillons. Plus de 2 000 m2 de toile seront recouverts de peinture par lui et trois confrères en sept semaines. Le premier travail de Garand sera de recréer le nuancier pensé par Saulnier. À partir de bases colorées proposées par un fabriquant de peinture, Garand ajustera la mise à la teinte afin de coller au plus près aux choix du décorateur. La mise en peinture se fera debout, grâce à des rouleaux fixés sur de longs manches, sur une toile préalablement ignifugée et apprêtée au gesso. Pour chaque teinte, plusieurs glacis seront préparés avec une dilution différente. Appliqués successivement sur la toile, ces jus serviront à nuancer la couleur et éviter tout rendu monochromatique. Le passage léger du rouleau chargé d’une peinture non diluée, à sec, permettra de rajouter une ultime vibration de la couleur. Pour traduire à l’échelle des lés de toile l’effet crayeux des mouchetures de Saulnier, Garand imaginera une astuce : asperger les pendrillons de peinture noire à l’aide d’un gros spalter, puis étirer les gouttes au couteau à enduit. Ces mouchetures déposées avec précision reprendront avec exactitude le dégradé tel qu’il apparaît sur les dessins. Cette patine donnera la touche finale aux pendrillons qui subtilement, selon leur teinte, évoqueront tour à tour le poreux du béton, un mur crasseux ou l’écorce décorative d’un arbre.

Cet emploi ostensible de la toile peinte en dit long sur la créativité de Resnais qui, en collaboration avec Saulnier, redouble d’inventivité dans l’élaboration de ses décors. Avec ce dernier film et son amusant panaché de couleurs, Resnais laisse derrière lui l’image d’un artiste malicieux qui nous invite à nous émerveiller encore face aux images de cinéma.

Garance Monteil