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Des gens que j’aime
ou Six personnages en quête d’acteurs

Des gens que j'aime ou Six personnages en quête d'acteurs

De tous les types de documents relatifs à la préparation d’un film et à ses coulisses, les listes de casting provisoire recèlent un charme particulier : litanie de noms, attendus ou non dans tel rôle, sources secrètes de l’inspiration, devenirs ultérieurs, enfin confrontation avec l’affiche du film achevé. Et ce charme croît encore quand le film reste dans les tiroirs. Fantômes d’un fantôme.

C’est le cas ici. Nous sommes en 1990. Alain Resnais sort d’I want to go home. Il a demandé à son contemporain Jean Cosmos, ancien parolier et dramaturge, prolifique scénariste de télévision, et qui vient de percer au cinéma en cosignant La Vie et rien d’autre, première de ses quatre collaborations avec Bertrand Tavernier, d’imaginer une histoire située — vieux rêve de Resnais — dans le milieu actuel des théâtres régionaux subventionnés. Plusieurs séances de travail à deux, et dès l’été une première version du scénario de Ciel de traîne (ou Les Assiettes gourmandes) est soumise au producteur Marin Karmitz.

Rémi, directeur d’un centre dramatique national, proche de la retraite, est victime d’un scandale financier le jour où il doit faire son discours de réception de la Légion d’honneur : comment affrontera-t-il cette journée, comment sa troupe montera-t-elle sans lui un spectacle inspiré d’un fait divers politique, quel parachuté de Paris succédera à Rémi ?

Cosmos, « travailleur forcené », dit Tavernier, « écrit à la main d’une magnifique écriture calligraphiée ». Sur La Vie et rien d’autre, il s’était risqué à présenter, en sus du scénario, des idées de casting. Rebelote avec Resnais. Quelle présentation ! Une page A4, manuscrite sur papier quadrillé, des cercles et des traits de couleur reliant des noms de personnages dans la partie supérieure à des noms de comédiens dans le quart inférieur. Un organigramme, un schéma, une carte mentale. Des personnages en quête d’acteurs. Où porter le regard ? Faut-il lire de gauche à droite, de haut en bas, dans le sens des aiguilles d’une montre ? Passons sur les colonnes où Cosmos, d’une petite écriture soignée, caractérise Marthe, Rémi, Simon, Jenny, Maurice, le Musicien... : l’œil file en bas de page, aimanté par les noms d’acteurs, et l’on se prend à rêver d’un film de Resnais avec Philippe Noiret (ou Georges Wilson), Jeanne Moreau (ou Françoise Fabian), Madeleine Robinson (ou Maria Casarès), au côté des familiers Azéma et Dussollier (ou Arditi). En tout, trente-trois noms, célèbres ou non. Un nom arrête l’œil, à l’écart et sans concurrent, Oswald d’Andrea pour le « Musicien » : d’Andrea n’est pas acteur, mais le compositeur de La Vie et rien d’autre et de téléfilms écrits par Cosmos ; le Musicien s’exprime peu, justifie Cosmos, hormis par sa musique. Il y a le cas d’un personnage collectif, la « Compagnie », anciens de la troupe de Rémi et jeunes pousses. Huit noms, deux générations : deux grandes dames de l’écran et des planches, sans doute ici mises en concurrence, Robinson ou Casarès, côtoient des trentenaires et quadragénaires vus çà et là, les jeunes pousses.

Restent une vingtaine de noms pour cinq rôles. En tête d’affiche, pour camper Rémi, le chef de troupe, Noiret ou Wilson rivalisent avec Jean Topart, Bernard Fresson, Jean-Pierre Darras, Jean Poiret, Marcel Cuvelier. Cosmos sait-il que Noiret, vedette de La Vie et rien d’autre au côté d’Azéma, et pour lequel il avait écrit dans les années 1960 le feuilleton télévisé Blagapar (avec Darras pour partenaire), a déjà été envisagé par Resnais pour plusieurs de ses films ou projets, parfois même en concurrence avec Poiret ? S’agissant de Jenny, faut-il comprendre que, aux yeux de Cosmos, Azéma prime sur Dominique Blanc, Caroline Cellier, Fanny Ardant : elle seule est citée par son prénom, et isolée des trois autres ? Ou bien Cosmos se risque-t-il à opposer, pour ce qui paraît être le premier rôle féminin, des concurrentes à la muse (et épouse) de Resnais ? Pour Marthe, Jeanne Moreau aussi vient en tête de liste. Resnais la connaît de longue date, et, comme pour Noiret, il a souvent songé à elle pour des projets. Qui est Marthe ? Non l’épouse de Rémi (une certaine Vana fait bande à part tout là-haut à gauche, sans actrice). Sa maîtresse ? Son « égérie éteinte (comme les volcans) », répond Cosmos savoureusement. Seyrig talonne Moreau : ce serait son grand retour chez Resnais depuis Marienbad et Muriel… À moins que ne l’emportent Fabian ou Monique Chaumette, nouvelles venues et non des moindres. Remarquons un discret personnage secondaire, Maurice, « homme d’appareil », écrit Cosmos, lié à la municipalité : quatre noms, tous au générique de téléfilms écrits par Cosmos. Enfin, pour Simon, le parachuté, Cosmos griffonne un long portrait : déplaisant, et moins un artiste qu’un « politique-qui-a-du-goût-pour-la-culture ». Ses acteurs potentiels ont, par la force des choses, quinze à vingt ans de moins que ceux escomptés pour Rémi : deux proches de Resnais, Dussollier en tête, ou Arditi, rivalisent avec François Marthouret, Patrick Chesnay, Pierre Santini.

Art du casting, art du compromis ? Sur la trentaine de comédiens cités par Cosmos, Resnais en a déjà fait jouer une huitaine au fil de sa longue carrière, et en avait envisagé nombre d’autres sur des listes de casting les plus diverses. Une quinzaine sont des familiers de Cosmos (voire de Tavernier). Tous ou presque — sujet et Resnais obligent — ont une solide expérience du théâtre, parfois dès Vilar, Planchon et autres. Or cette feuille de casting est une lettre à Resnais ; l’œil repère sur le tard quatre lignes tapies tout en haut à droite : « Cher Alain, ceci n’a rien de directif mais vous indique les gens que j’aime et dont je crois connaître un peu le comportement et le niveau professionnels. » Des gens que j’aime et susceptibles de vous plaire.

D’autres listes, mais d’un format ordinaire, compléteront, infirmeront, confirmeront la nôtre. Car Ciel de traîne tient la route jusqu’en 1991, refait surface en 1993 après Gershwin et No smoking / Smoking, puis est abandonné. Au paradis des films qui n’ont pas vu le jour, qui aurait obtenu Rémi, Jenny, Simon, Marthe, Maurice, le Musicien… dans Ciel de traîne ? Sur trente-trois comédiens, trois seuls figureront bientôt au générique de deux films écrits par Cosmos pour d’autres réalisateurs : Noiret, Dussollier, Ardant. Chez Resnais, dans les vingt ans à venir : Arditi, Dussollier, Azéma — et le fils de Georges Wilson.

Olivier Curchod