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Ceux qui nous font rêver

Ceux qui nous font rêver

On pense d’abord avoir affaire à un tract mystérieux ou une feuille virevoltante, échappée du coffre-fort des Vampires, le serial de Louis Feuillade. À moins qu’il ne s’agisse d’un ordre de mission pour le détective Nick Carter ! Une enquête mystérieuse qui nécessite de déchiffrer cette écriture élégante pour voir quels secrets elle recèle ! On est d’abord ému par le plaisir et l’engagement d’écrire qui émanent du document jauni par les années : près d’un siècle nous sépare de sa rédaction ! On aime la finesse des caractères, ces lignes qui forment les cases et sont tracées avec minutie, les titres des films parfois entre guillemets et souvent ponctués d’un point d’exclamation.

Peu importe la date exacte à laquelle a été écrit et composé ce document, 1935 ou 1936, mais il invitait déjà à l’imaginaire avec un sérieux et un enthousiasme dont ne s’est jamais départi Alain Resnais dès qu’il s’agissait de parler de films.

Car c’est bien du cinéaste alors adolescent qu’il s’agit là, celui qui communiquait et partageait sa passion pour les films en les montrant à des amis. Pas encore cinéaste, mais cinéphile assurément, et surtout programmateur. C’est dans la maison familiale de Vannes, 50, rue du Mené, que se tenait la salle de projection du jeune Resnais, le Majestic, où il montrait chaque jeudi après-midi des films au moyen d’un projecteur 8 mm Kodascope. Le programme annonçant les petits trésors à voir était polycopié avec le même procédé artisanal que L’Effort, le journal « pour les jeunes » dont Resnais était l’un des animateurs.

Que nous apprend ce document ? Qu’il fallait commencer fort la séance, avec des épisodes de Our Gang (Les Petites Canailles en VF), cette série de courts métrages comiques très populaire créée en 1922 par Hal Roach, et qui mettait en scène les aventures d’un groupe d’enfants pauvres du même quartier. Le Trésor du pirate, Policiers en herbe sont des titres qui donnent des indices sur les exploits de cette bande de « pré-Goonies » ! Resnais a déclaré en 2010 qu’il n’aimait pas cette série, mais qu’elle rencontrait beaucoup de succès auprès de la douzaine de jeunes spectateurs qui se rendaient au Majestic chaque semaine. Alors il devenait important de les programmer en guise d’amuse-bouche.

On retrouve dans ce programme les héros de l’enfance et de l’adolescence de Resnais. Des héros burlesques éternels : Charlot, Laurel et Hardy, et bien sûr Charley Chase, la figure comique la moins connue mais l’une de ses préférées, celle qui reviendra comme inspiratrice de Lambert Wilson pour le rôle de l’Américain Eric Thomson dans Pas sur la bouche. Le producteur Hal Roach n’est pas cité dans la liste, mais c’est probablement la figure la plus fantomatique présente en arrière-plan, le tycoon des années 1910 à 1930 aux deux mille films produits, de Our Gang à Laurel et Hardy en passant par Clyde Cook, burlesque à grosse moustache encore plus méconnu en France et que Resnais inscrit aussi à son programme avec Les Deux Clochards et Le Cuisinier aérodynamique.

Ce programme nous rappelle également le goût très vif de Resnais pour l’aventure et les enquêtes de détective. On apprend aujourd’hui, en rêvant les titres des films sur le web, que Le Trou d’enfer d’Adrian Brunel avec Madeleine Carroll, ce long métrage britannique de 1929 racontant la recherche par un espion international de documents perdus, est répertorié aujourd’hui comme l’un des soixante-quinze films les plus recherchés par le British Film Institute. Rétrospectivement, ce programme de films présentés par Resnais se teinte alors de l’émotion de l’évocation des films perdus ou oubliés. Mais il restera à jamais ce mystère encore intact des titres des films et de leurs interprètes, ceux qui nous appellent encore et toujours dans nos rêves la nuit.

Bernard Payen