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Boris Godounov à l’Actors Studio

Boris Godounov à l’Actors Studio

Pendant plus d’un demi-siècle, Alain Resnais s’est refusé courtoisement à expliquer comment il guidait ses comédiens en amont du tournage ou sur le plateau. Il a pourtant conservé dans ses classeurs une foule de notes sur ce qu’il prévoyait de dire aux comédiens lors de leurs séances de travail, des notes qu’il relisait probablement juste avant ses rendez-vous. Il faisait de même avec les interlocuteurs les plus divers. Comme j’ai retrouvé dans une poignée de documents exactement les propos que Resnais m’avait tenus en préambule d’une interview enregistrée, partons du principe qu’il a bel et bien exploité ses aide-mémoires lors de ses premières entrevues avec Ruggero Raimondi pour La vie est un roman.

Le baryton-basse Raimondi est une des idées de distribution les plus inattendues et les plus impressionnantes du cinéaste. En 1982, il n’a encore interprété au cinéma que don Giovanni dans le film-opéra de Joseph Losey et son propre rôle dans une courte scène de réception de La Truite du même réalisateur. Quand bien même il a appris avec Losey, dit-il, à retenir ses forces pour mieux les décupler, La vie est un roman marque sa vraie transition vers le jeu dramatique. Resnais lui confie un rôle non chanté, celui de Forbek, utopiste illuminé inaugurant en 1919 son château où il propose à ses amis une expérience qui les verra renaître dans un monde où régneront l’amour, le bonheur et l’harmonie. La solennité, la véhémence, le magnétisme de Forbek sont écrits par le scénariste Jean Gruault pour Raimondi, le premier comédien à avoir été choisi pour ce film. Resnais table sur la musicalité théâtrale de sa voix parlée qui convient à un puissant des années 1910 habitué à la parole publique. Il reste maintenant à rapprocher Raimondi de Forbek.

Avec ces notes préparatoires, Resnais confirme qu’il est un disciple convaincu de Constantin Stanislavski et Lee Strasberg. Ses considérations sur la méthode du comédien sont du pur Actors Studio, dans le droit fil de sa lecture de Stanislavski en traduction anglaise dans les années 1950 ou de sa participation comme auditeur libre aux cours pour débutants de Strasberg et son équipe du Studio en 1964. Ces notes recommandent implicitement le recours à la « mémoire affective » prônée par Strasberg dans le prolongement de Richard Boleslavski ou Evgueni Vakhtangov, lequel déclarait : « En art, nous n’utilisons jamais d’émotions vraies, c’est-à-dire littérales, mais seulement des émotions provenant de la mémoire affective, autrement dit des émotions qu’on se remémore. »

Dans d’autres feuillets du même classeur, comme à son habitude, Resnais invente aussi pour chaque page du scénario le sous-texte dont il discutera avec Raimondi : la suggestion de ce que pense ou ressent Forbek à tel moment, rédigée à la première personne du singulier en se plaçant du point de vue du personnage (« Je ne peux agir que dans la colère. Mon amour devient haine. Qu’elle périsse avec moi ! »). Afin d’enrichir les points de contact entre le rôle et son interprète, Resnais prévoit même de lancer des allusions au Sarastro de La Flûte enchantée, à l’Escamillo de Carmen ou au baron Scarpia de Tosca.

Le croisement de l’extériorité gestuelle et de l’intériorité stanislavskienne fait tout le prix de l’interprétation de Raimondi. Ou comment jouer Forbek plus grand que nature, comme il convient au titulaire des rôles de Méphistophélès, Simon Boccanegra ou Boris Godounov sur les scènes d’opéra du monde entier, tout en étant fidèle à des méthodes de travail dont les variantes américaines étaient conçues pour le théâtre contemporain.

François Thomas