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Alain Resnais et Jorge Semprún
dans la spirale du temps

Alain Resnais et Jorge Semprún dans la spirale du temps

En octobre 2018, je dépouillais dans les bureaux de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet huit cartons d’archives qui gardaient la trace des mille vies de Jorge Semprún : homme politique, romancier, essayiste et scénariste. Les chemises annotées de sa main contenaient aussi bien ses poèmes de jeunesse, son dossier de déporté, ses notes de dirigeant clandestin du Parti communiste espagnol, les épreuves de ses romans ou les versions de ses scénarios, dans un désordre témoignant du cheminement intime entre l’œuvre et la vie. Personne n’avait encore classé ce fonds lorsque je commençai à l’étudier en quête d’éléments inédits sur la relation de travail et d’amitié qui avait uni Semprún à Alain Resnais durant une décennie. Brouillon, carte postale, document de travail : chaque indice devenait alors infiniment précieux. Aujourd’hui, c’est avec la même émotion que je découvre le texte en forme de lettre adressé par l’écrivain au cinéaste le 8 mai 1968.

Le courrier traite d’un projet de film en cours, Tonight at 7,30, qui sera finalement abandonné. Celui-ci m’apparaît comme un chaînon manquant dans la série de scénarios inédits que Semprún rédigea pour Resnais à la fin des années 1960 et que j’ai répertoriés dans ses archives. Il s’ajoute au scénario de court métrage War in Progress, écrit en 1967 pour le film collectif Loin du Vietnam, et aux deux scénarios de long métrage datant du second semestre 1968, La Fleur carnivore (également intitulé L’Île d’Arcachon) et Peindre la vie en rouge. À ces fictions politiques centrées sur des activistes d’extrême gauche répond l’approche plus métaphorique de Tonight at 7,30 où un couple, David et Élisabeth, discute de trois types de mort (naturelle, violente et accidentelle) avant que nous assistions à la répétition, dans une salle de théâtre londonienne, d’une pièce évoquant un homme emprisonné en Espagne dont il faut attendre seize ans la libération. Le projet ne dépassera jamais le stade préliminaire du traitement — l’ébauche de dix pages qui accompagne cette lettre. Semprún confesse son échec à trouver un véritable sujet au sein de la collection de thèmes et d’idées évoqués au cours de ses conversations avec Resnais. Son auto-analyse critique apporte un nouvel éclairage sur la manière dont l’écrivain et le réalisateur travaillaient ensemble au quotidien en nous plongeant au cœur des incertitudes de la création.

Comme Marguerite Duras ou Jacques Sternberg, le romancier n’avait jamais écrit pour le cinéma avant de rencontrer Resnais. De leur étroite collaboration sont issus deux films, La guerre est finie en 1966 et Stavisky… en 1974, dont les scénarios signés Semprún ont paru chez Gallimard. Mais que sait-on des projets qui ne virent jamais le jour ? Comment naissent et meurent les films ? Ces trois feuillets dactylographiés permettent d’approcher le mystère d’une œuvre en train de se (dé)faire. L’auteur y évoque les multiples difficultés rencontrées dans le processus d’élaboration à deux mains d’un scénario. On assiste à la maïeutique douloureuse par laquelle Semprún tente de deviner les intentions et les attentes du réalisateur qui restent bien souvent informulées. Taraudé par le doute, Semprún appelle de ses vœux un vrai échange et presse le cinéaste de lui dévoiler précisément quel film il a envie ou besoin de faire. Car il veut éviter l’écueil d’« une routine Resnais-Semprun » qui s’en tiendrait à une formule éprouvée. Ainsi se poursuit un dialogue artistique engagé cinq ans plus tôt quand le réalisateur lui demandait, après avoir lu Le Grand Voyage, quels sujets l’intéresseraient si on lui demandait d’écrire pour le cinéma. En 1968, les rôles s’inversent et Semprún invite Resnais à rêver « en toute liberté » au film en développement. L’effacement légendaire du cinéaste semble être devenu un frein pour son scénariste qui hésite sur la voie à prendre.

Dans le contexte politique de Mai 68, où Resnais participe aux états généraux du cinéma, Semprún s’interroge sur le sens d’une morale de gauche qui se limiterait à la sphère privée. Tonight at 7,30 s’écarte en cela de La guerre est finie qui mettait en scène l’engagement de militants communistes espagnols en exil. Ce nouveau projet n’aborde qu’indirectement les grands conflits contemporains, à travers un dispositif théâtral : le réel devient spectacle, les événements se jouent sur scène et le personnage principal, David, est réduit au rang de simple observateur. Le titre, qui fait écho au cycle de pièces Tonight at 8.30 du Britannique Noël Coward, dénote la mise en abyme : un « spectacle dramatique inclus dans notre spectacle, comme un miroir du monde et de ce spectacle même ». En brouillant les frontières entre temps réel et temps dramatique, Resnais et Semprún veulent créer un film « au présent perpétuel », dont la structure en spirale, sans début ni fin, serait libérée des contraintes d’une intrigue linéaire. On imagine les distorsions de temporalité dont un tel film aurait pu jouer à la suite des expérimentations d’Hiroshima mon amour, L’Année dernière à Marienbad et Je t’aime je t’aime, sans oublier La guerre est finie qui matérialise par des flashes mentaux les projections dans le futur du protagoniste.

Tonight at 7,30 n’existe pas. Resnais ne l’a jamais tourné. Et Semprún ne l’a jamais vraiment écrit. Grâce à cette lettre, on se souviendra pourtant de sa naissance prise dans la spirale du temps. « Il est très difficile de dire comment naît un film », déclarait Resnais en 1967. « Au départ, il y a tantôt une simple image, un thème, une atmosphère, tantôt une architecture, une forme générale, et parfois les deux. » Tonight at 7,30 s’invente au point de rencontre entre un thème — la morale de gauche —, une architecture fondée sur la mise en abyme et l’intuition d’une forme générale qui bouleverserait notre perception de la durée.

Anouk Phéline