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Alain Resnais et Agnès Varda,
une mémoire commune

Alain Resnais et Agnès Varda, une mémoire commune

Ces quatre photographies prises sur le tournage de Toute la mémoire du monde, le fascinant court métrage d’Alain Resnais sur l’information débordante accumulée à la Bibliothèque nationale, sont parmi les premières à nous montrer le cinéaste et son instrument de travail, la caméra. Sur deux d’entre elles, on reconnaît Ghislain Cloquet, le chef opérateur belge qui poursuit une collaboration entamée avec Les statues meurent aussi et Nuit et Brouillard. Sur une autre, un assistant opérateur nettoie l’objectif. La dernière photo retient particulièrement mon attention : au premier plan se trouve Agnès Varda, une présence qui ne doit rien au hasard. Un examen attentif du film confirme qu’elle y apparaît fugitivement deux fois : en usagère anonyme de la salle de lecture absorbée par un livre, et surtout, dans le plan dont la photo représente le tournage, filmée de trois quarts en contreplongée devant le cabinet des estampes. Je suis sûr que c’est elle qui a choisi cet endroit.

Deux ans plus tôt, en 1954, Varda avait tourné à Sète son premier long métrage La Pointe-Courte. Elle venait du domaine de la photographie et s’était adressée à un monteur professionnel de courts métrages : Alain Resnais. « Il m’a fait prendre conscience que le cinéma existait, qu’il avait sa propre et longue histoire, qu’il y avait de beaux films et que des choses que je croyais naïvement avoir inventées existaient déjà », déclarerait la cinéaste. Resnais lui a confié que ses rushes lui rappelaient La terre tremble de Luchino Visconti et Chronique d’un amour de Michelangelo Antonioni même si elle n’avait pas vu ces films. Elle a été reconnaissante à son monteur d’avoir conservé au matériau filmé « sa raideur, sa lenteur et son parti pris sans concession ». La Pointe-Courte est communément considéré comme précurseur de la Nouvelle Vague et, plus précisément, du courant dit « rive gauche » réunissant Varda, Resnais, Chris Marker, Jacques Demy et William Klein. Resnais, soucieux de donner un large écho au film, a recommandé à Varda de le projeter à deux Parisiens doués d’une sensibilité cinématographique acérée, le critique André Bazin et le producteur Pierre Braunberger. En 1959, Hiroshima mon amour sortira en salles avec en complément de programme le court métrage de Varda Du côté de la Côte, lui aussi produit par Anatole Dauman, qui bénéficiera du retentissement du premier long métrage de Resnais.

Maintes images de cette époque témoignent de la consolidation d’une amitié où la photographie a joué un rôle important : après La Pointe-Courte, Varda a prêté à Resnais un appareil Leica IIIc (également conservé à l’Imec) avec lequel il a fait des milliers de photos de repérages jusque dans les années 1970. On connaît des photos publiées de Varda par Resnais, de Resnais par Varda, notamment en marge de L’Année dernière à Marienbad, seul ou avec le scénariste Alain Robbe-Grillet. Certains suggèrent d’ailleurs que le peignoir blanc à plumes porté par la protagoniste de Cléo de 5 à 7 s’inspirait de la garde-robe de Marienbad. En 1963, on apercevait Resnais sur quelques photos au début du court métrage de Varda Salut les Cubains. J’ai vu récemment Les Créatures, la spéculation futuriste de Varda en 1966 sur le processus de la création littéraire, et son ambiance m’a fortement rappelé Je t’aime je t’aime, ce voyage dans le temps qu’un homme entreprend après une tentative de suicide. En 1967, Varda et Resnais se sont retrouvés dans le collectif de création de Loin du Vietnam coordonné par Marker, mais la contribution de Varda, bien que son nom figure au générique, n’a pas été intégrée au montage.

De loin en loin, alors même que leurs chemins professionnels se sont écartés, Varda et Resnais ont toujours manifesté leur estime réciproque. En 1984, alors que l’obligation de projeter un court métrage avant chaque long métrage appartenait depuis longtemps à un passé révolu, Resnais a insisté pour que L’Amour à mort soit précédé des Dites Cariatides, le documentaire de Varda sur les femmes-statues des immeubles parisiens. En 2009 encore, Resnais déclarait aux Cahiers du cinéma : « Je vois automatiquement tous les Rohmer, Rivette, Varda et Marker. » Et en mars 2014, après la mort de Resnais, Varda sera l’une des personnalités invitées à témoigner lors d’une soirée d’hommage à la Cinémathèque française. Une fidélité de soixante années.

Esteve Riambau