Aller au contenu
Recherche

Alain Resnais chez les mythologues

Alain Resnais chez les mythologues

On n'imagine pas un regard posé sur un autre regard sans faire intervenir aussitôt les ressorts de la mémoire. Si aucun souvenir direct ne se rattache à la vision présente, joue alors la mémoire réinventée.

Soit quatre photos prises par Alain Resnais, ou avec son appareil, à New York, durant l'âge d'or. Les modèles sont des dessinateurs, des auteurs de comics, des artistes déguisés en artisans. Ils n'ont pas été choisis au hasard : ils sont les gardiens des nouveaux mythes de la modernité et Resnais a fait le trajet long-courrier pour les voir.

On est dans la paix illusoire des années 1960. La menace est partout, mais retenue, capitonnée. Les cravates, les vestons, restent de mise. Le calme règne. Simple apparence. Le monde change sans bruit, le désordre originel est en train d'évoluer, de se transformer en violence moderne : là, sous nos yeux.

Pour saisir cet instant fugitif et le transformer en durée, maintenant que les protagonistes sont morts, il faut un témoin privilégié. C'est notre rôle de voyageur du temps. Nous pouvons consulter les traces, les preuves. Le décalage nous sert. Les points de repère sont fixés.

Dans quatre moments de temps rapprochés, les travailleurs à col blanc donnent une image d'eux-mêmes impérieuse. Une espèce de joie transparaît, dans la présence, parfois la figure, épanouie, de ces dessinateurs mythologues.

Regardons-les de plus près, ces photos du monde perdu. Elles nous fournissent chacune une sorte de message comprimé.

1. Un calme olympien : Burne Hogarth, ses lunettes malicieuses, sa pipe en bataille, sa force tranquille, sa main droite à demi levée, comme pour la rafraîchir un instant de cet immense labeur de « Michel-Ange de la bande dessinée ». Et le punctum : l'affichette de la maison à vendre. Quelle est donc cette maison ?

2. Plus vrai que le vrai : Citizen X est ce dessinateur. Il aurait pu être Gil Kane, le flamboyant dessinateur d'Atom et de Spider-Man. Ce n'est sans doute pas lui, mais son air docile, studieux, au travail sans une ombre d'ergonomie, va bien avec ce bureau dépouillé, cette œuvre collective, cette année 1964 où l'on commence à voyager sérieusement dans l'espace sans être un superhéros. Punctum : ces graines sur le coin de la table. Brins de tabac ? chiures de gomme ? substances à peine illégales ?

3. Le piège de la répétition : Lee Falk en compagnie d'un jeune auteur qui semble son double décalé. Le photographe a-t-il perçu comme un syndrome de Mandrake le magicien ? Le sourire de Lee Falk, l'anonymat du troisième homme, forment un arc invisible. Punctum : deux branches d'un chandelier mural en gothique tardif (et électrifié).

4. Le photographe photographié : à côté de Burne Hogarth, ce grand jeune homme penché, c'est lui, Alain Resnais, inimitable, « genre anglais ». Le temps a passé : 1971. À hauteur d'épaule, une jeune femme toute en chevelure, attentive, sympathique, perdue. Punctum : le masque mortuaire fixé à la cloison – on dirait Napoléon à Sainte-Hélène.

On ne voit en réalité, sur ces photos, que ce que le regard modeste et implacable de Resnais a bien voulu nous laisser voir.

Cinéaste des destins, il montre des parcours interrompus, des fins accélérées, des échecs consentis, bref l'engloutissement des entreprises humaines, en mêlant à ce tragique une sorte de légèreté métaphysique comme incompréhensible si on n'entre pas dans son jeu très serré. Photographe des fantômes, il capte ce qui aurait pu être le moment M de l'incarnation.

Ces êtres sur le point d'être transformés en traces vivantes du passé, sont pris à leur zénith, dans leur moment de plus grand accomplissement :

– leur héros est devenu une figure mondiale ;

– leur reconnaissance personnelle comme artiste est en bonne voie ;

– leur domaine (le dessin) et leur médium (le papier pulp) sont encore au centre du jeu.

Dans la « bande dessinée » (j'aime ce mot en tapisserie de Bayeux), seuls les individus comptent ; quelquefois on les appelle des superhéros et quelquefois même ils ont des superpouvoirs, mais ce sont toujours des êtres qui doivent dégager leur singularité d'une gangue. Leurs auteurs leur ressemblent. À l'instar de Clark Kent ou de Bruce Wayne, ils n'ont pas une personnalité double, mais une seule, qu'ils dissimulent, la plupart du temps, derrière des lunettes, une tenue de livreur de pizza, et au besoin une pipe ou un modeste métier manuel.

Il se mêle à la vision de leur personne prise dans leur quotidien d'autres éléments de l'échange. Les voix nous parviennent, à peine assourdies. Les visages sont des voix.

La voix d'Alain Resnais était très légèrement chantonnante, parfois un peu étrangère à elle-même. Elle résonne dans l'espace muséal du regard. Son sourire aussi s'entend. L'échange. Les questions précises, les réponses pensives. Quand il parle américain, il laisse percer une pointe d'accent breton.

C'est cette parole à double détente que les photos ont saisie, en plus des images : malgré elles, malgré lui.

Le pouvoir de la photo est magique. Elle enregistre ce qui n'existe pas vraiment. Ce qui n'est pas vraiment visible. Elle invente pour mieux entendre et pour mieux voir.

Resnais est ici tout entier, comme il l'est dans les moindres séquences de ses films : pas de cinéaste qui se montre moins et qui soit plus présent. Comme un funambule dont on ne verrait pas la corde tendue très haut au-dessus du vide et qui ferait croire qu'il fait des grâces alors qu'il s'agit pour lui de ne pas tomber.

Dans cette osmose partagée, il se glisse au milieu des légendes, et esquisse lui-même la figure d'un grand cinéaste des apparences et des métamorphoses. On le voit entrer dans cette sorte d'intériorisation narrative, légère et grave --- son filigrane.

La bande dessinée d'aventure hante l'univers imaginaire d'Alain Resnais.

Son amour profond pour cet art s'est manifesté dans nombre de ses films, indépendamment de toute référence directe, et même des affiches de Floc'h ou de Bilal qui semblent dire : ceci est sub signo graphicae. Mais il anticipe et propose des versions très modernes du genre : No smoking / Smoking, Je t'aime je t'aime et surtout, Mon oncle d'Amérique, sont des romans graphiques à part entière : la fixité en mouvement, la gravité traitée d'une main de plume, la longueur dense qui prend tout le temps sans que se fasse entendre le tic-tac de la machine : tout cela rend facile de lire certains grands films de Resnais avec nos yeux d'aujourd'hui.

La mythologie est la texture même de Je t'aime je t'aime, où les plongées successives d'Orphée dans les enfers du passé ne lui permettront pas de ramener Eurydice au grand jour, mais causeront sa propre mort. L'idée de sonde spatiale lancée dans le temps prédomine, et fournit le paradigme du long regard rétrospectif que l'on peut porter sur des formes perdues, retrouvées chaque fois que la mémoire fixe le trait.

Le maître du travelling narratif donne du charme à des images fixes parce qu'elles sont au service d'autre chose qu'un récit ; non seulement d'une trace mais d'une histoire sans commencement ni fin. Ce sont, si on veut, les jalons d'un film jamais tourné : Resnais à New York.

En ce sens, les quatre photos rassemblées ici, adossées à bien d'autres virtuelles ou absentes, sont comme les pièces rescapées du story-board de ce déroulé mythologique.

Quand on les place sur la table, dans l'ordre du hasard, qui se confond avec le faux désordre de l'art, on voit apparaître la ligne du sens. Comme des pièces retrouvées du destin, il n'y a plus qu'à les reconnecter entre elles, pour pressentir l'histoire tout entière.

Luc Dellisse