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« Entre le sublime et l’odieux ». Les justes mots de Maurice Olender.

« Entre le sublime et l’odieux ». Les justes mots de Maurice Olender.

Écrit par Pascale Butel-Skrzyszowski

« Entre le sublime et l’odieux », dont on voit ici le premier feuillet du manuscrit, est le quatrième chapitre des Langues du Paradis de Maurice Olender. J’écris feuillet et non page, car le mot « page » est réservé par convention aux livres et le mot « feuillet » aux archives, au matériau de la fabrique, à l’antériorité de la publication, à ce qui serait demeuré invisible sans le « désir d’archives ». Et Maurice Olender l’affirmait ce désir d’archives qu’il concevait comme une « installation archéologique » [1] destinée « à des usages imprévisibles [2] ». Que ce soit dans Matériau du rêve [3] ou dans Un fantôme dans la bibliothèque [4], puis dans Singuliers Pluriels [5], il n’a eu de cesse de penser, élaborer, analyser et transmettre son expérience et sa conception de l’archive.

Ce feuillet proposé au regard peut être décrypté en tressage étroit avec ce que Maurice Olender nous a révélé de ses propres représentations et tout particulièrement dans son Fantôme dans la bibliothèque.

Épaisseur

Portons notre premier regard sur l’ensemble de la surface de ce feuillet initial dont la transparence du papier permet d’apercevoir la liasse dans toute son épaisseur, ce que le volume de ce premier état du manuscrit ne dément pas : près de 600 feuillets répartis dans 2 dossiers.

Ce que Maurice Olender a archivé et déposé dans son fonds, il le reconnaissait comme « une forme d’arbitraire qui peut aller jusqu’à choisir de ne pas choisir » [6]. C’est précisément un choix de perspective archéologique propice aux fouilles, aux observations et aux analyses que celui de garder les strates archéologiques, dans leur ordre et désordre organique et vivant, comme pour ne rien perdre des matériaux d’une genèse, bruts, sans hiérarchisation, offerts tels quels à l’avenir de la recherche, au libre champ de la curiosité. Et ce foisonnement généreux du fonds dans sa matérialité, Maurice Olender l’a mis en résonance avec des couples de termes fondamentaux : mémoire/oubli, manque/désir, histoire collective/histoire individuelle et enfin vie/survie. Ces strates-là sont tout humaines, mais sans aucune commune mesure quand on naît en 1946, dans une famille juive où la question fondamentale devient celle de vivre à partir de la survie. Avec sa naissance commence sa lutte contre l’anéantissement innommable qui l’a précédé, contre le silence et l’absence qui en ont résulté. Il semblerait que ce soit un mouvement de contre-balancier qui aura animé la puissance créatrice de Maurice Olender, un mouvement de la pensée et un geste de produire un matériau fourni, consistant, à rebours d’une destruction historique. Il semblait impérieux de tout garder, tout transmettre, quitte à l’excès, sans réparation possible de ce qui a été commis historiquement et dans un parcours individuel, afin de rétablir le flux d’une chaîne de transmission, reconstituer une mémoire qui puisse autoriser l’oubli. Né « dans une famille sans archives matérielles » [7], Maurice Olender répondra à cette trouée dans le tissu de la transmission par un volume considérable d’archives constituées, conservées et déposées à l’Imec : 750 boîtes d’archives, une immense bibliothèque et tout ce qui n’est pas encore intégré.

Graphie

« Quand j’écris, j’ai de la peine à me relire » [8] confiera Maurice Olender ; nous pouvons le croire sur parole lorsque nous tentons de le déchiffrer. Imaginons le premier geste, comme tracé à la hâte, à la vitesse de l’idée, sans souci de calligraphie pas plus que d’agencement rectiligne du texte sur la surface du papier. Puis, le ou les gestes suivants repassent sur certaines parties de lettres, raturent franchement, soulignent, encadrent le titre, usent de la polychromie – le noir et le rouge. Ainsi les strates matérialisées, le « jeu de piste », la tablette à déchiffrer, sont livrés à l’exploration et à ses interprétations potentielles. Il reste cependant une énigme au milieu du bord gauche du feuillet : un morceau a été découpé. Même s’il n’entame pas la lecture, il fait manque : un repentir, une idée à augmenter, à replacer ailleurs ou tout au contraire une inscription qui n’avait pas sa place dans ce travail, un surgissement fortuit à détacher du manuscrit ? Jamais nous ne le saurons, mais ce qui fait manque fera désir, insatiablement. Il reste aussi un peu d’illisible. Un reste… de son refus, enfant, d’apprendre à lire et à écrire, refus interrogé et déchiffré ensuite dans son ancrage historique : « comment a-t-on le droit d’apprendre à lire, à écrire, si la lecture et l’écriture peuvent conduire à légitimer la mort de millions de jeunes hommes, enfants, femmes et vieillards » [9]. Les langues du Paradis sont sous-tendues par les langues de l’Enfer. Mais c’est tout d’abord à l’oralité que l’enfant sera confié, à celle qui ne renonce pas, à celle qui implique une mise en présence des êtres vivants. Quand sera vaincue sa répugnance pour la langue écrite, Maurice Olender s’en emparera, largement, pour un tout autre projet, humaniste, revendiqué et mis en œuvre quand il fondera, dans l’esprit de la « Librairie de Montaigne », sa collection « La librairie du XXe puis du XXIe siècle » en 1985 aux éditions Hachette et poursuivie aux éditions du Seuil en 1989 ou encore la revue Le Genre humain en 1981. Alors, il lira, beaucoup, il écrira, abondamment, bien que jamais dans une obéissance graphique conventionnelle. À considérer sur le feuillet les traits verticaux et horizontaux, rouges ou noirs, marques de déplacements, de réagencement, de ratures, de zébrures, on pourrait y déceler une trace mnésique de son premier mouvement de résistance à l’écrit jamais tout à fait éteint, comme un feu couve sous les cendres. Ou voyons tout simplement, ou en même temps, un travail d’élaboration tout en stratifications jusqu’au point d’aboutissement de la publication.

Texte

Ce seul feuillet extrait du manuscrit des Langues du Paradis ne peut embrasser toute la teneur de l’ouvrage ainsi salué par Jean-Pierre Vernant : « cette enquête de philologie comparée sur les langues les plus anciennes est une quête des origines » [10]. Maurice Olender, en philologue, met en examen les textes savants du XIXe siècle au sujet du monothéisme, qui ont forgé des récits porteurs d’un lourd avenir.

À comparer le feuillet manuscrit à la version publiée, cet extrait se situe au tout début du sous-chapitre intitulé « Le monothéisme sans effort », mais il s’agit encore d’une ébauche, d’un brouillon, de l’instant de la captation vive de l’idée qui ira son chemin tout en remaniements jusqu’à la précision décisive. Dès la première phrase, les différences s’imposent : dans le manuscrit, le sujet du verbe c’est « le XIXe siècle », dans la version publiée, le sujet devient « Renan ». Puis le verbe et son temps sont modifiés : « ne cessera d’attribuer » deviendra « attribue ». Resserrement, choix définitif encore marqué de ses oscillations, traces conservées d’états antérieurs du texte, toutes ces superpositions suggèrent une mise en relation avec les autres états du manuscrit, également conservés, invitant à emprunter les multiples passerelles que Maurice Olender n’a eu de cesse d’établir.

Passerelles entre un état et un autre du texte, passerelles entre un document et un autre, entre une période historique et une autre, entre un champ disciplinaire et un autre. C’est dans cet esprit-même que le fonds d’archives a été constitué, dans une volonté de relier les êtres, les choses et le monde, dans une proposition de libre circulation entre passerelles et échafaudages pour permettre de « faire advenir » [11]. Entre le sublime et l’odieux, cet odieux qui aura conduit à l’anéantissement, Maurice Olender opère un choix porteur, celui d’une construction opposant à la rupture traumatique une remontée vers les origines jusqu’à de possibles « échappées vers l’avenir » [12].

Le dialogue au travail

Maurice Olender fut un éveilleur et un veilleur et s’il est rare d’être contemporain de son époque, il le fut notamment en créant « une collection pour notre temps », et en lançant, en 1993, son « Appel à la vigilance » dont la première phrase est sans équivoque quant à la crainte d’une possible répétition de l’Histoire : « Nous sommes préoccupés par la résurgence, dans la vie intellectuelle française et européenne, de courants antidémocratiques d’extrême droite » [13].

Il fut un conteur aussi, l’écrit n’ayant jamais oblitéré l’oralité première. C’est en effet dans un dialogue continu qu’il accompagnait le traitement archivistique de son fonds. Il faisait preuve d’une disponibilité remarquable lorsqu’une question se posait quant à l’identification ou au classement de ses archives. À une question posée, il ne répondait pas par une simple réponse ou une brève explicitation, mais par des récits complets, des histoires contées où chaque document trouvait sa raison d’être, sa place, sa mise en lumière et sa correspondance avec les autres. Plus qu’un contexte, c’est l’histoire de la création du document qu’il dépliait, qu’il situait dans la vie, dans son temps et dans son mystère de création humaine. Et s’il m’a été impossible de tout mémoriser, il m’est tout aussi impossible d’oublier la densité de ses mots portés par la tonalité et la chaleur singulière de sa voix. Il ensemençait en nous confiant de récolter et semer à notre tour. Il faisait de chacun de nous des passeurs, avec confiance en ces possibles que font naître les rencontres.

Les discussions sur la question archivistique interrogeaient toujours la pratique : comment mettre en équilibre un désordre « qui ne convient qu’à soi » et un ordre « mode d’emploi commun à tous » [14]. Autrement dit, comment concilier la nécessité du classement et le respect du fonds dans sa complexité et sa construction originelle ? Nous manipulions le passage entre la limite et la transgression, cette zone salutaire où tout devient dynamique et remet en question ce qui semble établi (par des normes notamment, toujours temporaires) pour la cause de la singularité inaliénable. Affaire de scepticisme montaignien. Mais l’œuvre de l’esprit et sa matérialité peuvent-elles tout à fait se conjoindre ? Gageons que non, mais que c’est dans l’interstice entre les deux que l’esprit se fraie une voie (re)créatrice.

Il concevait le travail comme inséparable de l’amitié, et nous faisait l’amitié d’une présence pleine et entière à chaque moment d’échange où rien ne comptait plus que ce que nous faisions présentement.

Disponible, généreux, respectueux et reconnaissant, il veillait à ce que chaque nom, celui de ses auteurs, de ses collaborateurs ne soit jamais oublié.

Au fond…

Sont arrivées graduellement des boîtes d’archives pleines de vie et à faire vivre. Elles contiennent dans leur matérialité des événements propres à interroger le mystère de la production humaine, inscrits noir sur blanc, en rouge, en bleu et vert sur blanc, annotés d’indications de lieux, de dates, comme autant de repères, dans une variété de supports, dans un volume conséquent propice à son déploiement vers l’avenir, imprévisible, de la pensée et de la recherche.

À relire attentivement Un Fantôme dans la bibliothèque, je remarque un adjectif récurrent qui ne laisse pas de m’étonner : « banal ». Et pourtant, rien ne semble moins banal qu’un fonds d’archives, si singulier, si original qu’il n’est comparable à aucun autre en ce qu’il donne à voir un rapport subjectif et intime au monde. Cette récurrence qui court dans le texte appelle une hypothèse. S’agirait-il de ce qui est commun, aussi banalement partagé que la condition humaine, mais relevée diversement dans ses tentatives de l’habiter avant la finitude ?

Le fonds d’archives qualifié par Maurice Olender comme « matériau du rêve » autorise une interprétation, parmi d’autres possibles. D’une part, ce serait une exhortation à la lucidité quant au fait humain dans son historicité ; d’autre part, ce serait la proposition d’une modalité de résistance au cauchemar de la destruction jamais exclu, par un travail persévérant du positif : une construction assurant la continuité d’une transmission. Et c’est dans cet esprit que Maurice Olender qualifiait métaphoriquement son fonds d’archives de « boîte à outils » [15] pour ceux qui s’en saisiraient.

Alors, à son invitation, prenons-le au mot, à ses mots les plus insistants.

Les mots

Le Genre humain

La Librairie

Montaigne

Auteurs

La responsabilité sémantique

Archéologie

Philologie

Histoire

Anthropologie

Archives

Construction

Installation archéologique / artistique

Mémoire/oubli

Hapax

Imprévisible

Amitié

Reconnaissance

Générosité

Rêve

Fantôme

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Notes :

[1] Un fantôme dans la bibliothèque. Paris : Seuil, 2017. La librairie du XXIe siècle. P. 86

[2] Ibid., p. 74

[3] Matériau du rêve. Paris : Institut Mémoires de l’édition contemporaine, 2010. Le lieu de l’archive.

[4] Op.cit.

[5]  Singuliers Pluriels. Conversations. Édité et préfacé par Christine Marcandier. Paris : Seuil, 2020.

[6] Un fantôme dans la bibliothèque, p. 50

[7] Ibid., p.14

[8] Ibid., p. 68

[9] Ibid., p. 22

[10] Les Langues du Paradis. Paris : Seuil, 1989. Essais. P. 10

[11] Un fantôme dans la bibliothèque. P. 18

[12] Ibid., p. 86

[13] Ibid., p.71

[14] Ibid., p.33

[15] Ibid., p. 68


Lien vers le fonds Maurice Olender sur le portail des collections.
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